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amarrait la chaloupe, ils entendirent le va-et-vient du débarquement. Sortir et s’échapper, c’était la dernière affaire, la plus difficile, impossible peut-être. Ils avaient emporté une paire de pistolets, mais bien résolus de n’en user qu’à la dernière extrémité, car, s’ils réussissaient, sortant de leur cachette à l’improviste, à parvenir à la nage ou autrement sur le rivage et à atteindre la rivière que l’un et l’autre connaissaient fort bien, ils n’étaient pas certains du tout qu’une fois là, les complices de terre des contrebandiers n’allaient pas les arrêter et les livrer aux mains de ceux qu’ils fuyaient. Ce fut une minute de grande émotion quand les dernières caisses, les plus proches d’eux, furent tirées avec bruit de dessus la planche qui servait de toit à leur retraite. Il fallait prendre un parti, sous peine d’être ramenés par le même chemin. Le retour pouvait avoir lieu immédiatement. Les contrebandiers n’ont pas l’habitude de rester plus longtemps qu’il ne faut, leur opération faite. Yvon n’entendant plus rien, eut peur que ce ne fût précisément ce qui se préparait, que les hommes fussent en train de délier les amarres. Il sortit avec précaution la tête et avança le bras pour quitter sa niche. Il faisait très noir. Au même instant, Barnabé sortit aussi, le prit par la main sans rien dire, et, tous deux, ils montèrent sur un banc et purent distinguer le rivage de la rivière. Il y avait à gauche, éclairé par la lumière assez vive d’une torche, tout un groupe de terriens et de chevaux auprès duquel le personnel des barques se tenait massé. Ces gens paraissaient tenir conseil. Un matelot seul gardait la passerelle. Cette circonstance, la présence de cet unique matelot, pouvait perdre irrémissiblement les deux fugitifs. Barnabé chercha dans sa poche son couteau. Il y sentit un morceau de corde. Rapidement son plan fut fait. De l’allure la plus naturelle, favorisé d’ailleurs par l’obscurité, il s’engagea sur la passerelle, suivi de près par Yves. Le matelot près de qui ils arrivaient s’était retourné surpris en les reconnaissant. Barnabé vint vers lui et lui dit d’un ton tranquille :

« C’est moi, Fred. »

Et, brusquement, il le saisit à la gorge et le renversa sur l’herbe, lui étreignant le cou. Aucun cri n’avait été poussé. Barnabé tenait l’homme étendu sur le dos. Sans se retourner, il passa à Yvon la corde en lui disant :

« Attache-lui les jambes. »

L’enfant procéda à cette opération, mais le matelot était fort et se débattait d’une façon inquiétante.

Yvon vit avec horreur un couteau qui se levait et qui, par trois fois, s’enfonça dans le côté du misérable.

« Il le fallait, lui ou nous », dit Barnabé. Mais Yvon frémissait.

Il y avait le long du lit de la rivière un sentier à sec, Barnabé s’y laissa glisser sans bruit en se pendant aux planches de la passerelle, Yvon en fit autant, et ils prirent leur course en s’éloignant de l’embouchure de la rivière. Quand ils eurent couru un certain temps, se jugeant assez éloignés des contrebandiers, ils remontèrent sur la rive en s’aidant des buissons et partirent à travers champs. Là, Yves, dans la nuit, ne se reconnut point, bien que les environs de Concarneau, à quelques lieues de Penhoël, lui fussent familiers. Ils avaient peur, en continuant à marcher, de se rejeter involontairement sur le passage des contrebandiers. Ils résolurent d’attendre le jour et se blottirent au pied d’une meule. Le reste de la nuit s’écoula sans incidents. Au matin, ils s’éveillèrent, le soleil déjà haut, et il y avait bien longtemps que l’astre du jour ne leur avait paru une si magnifique chose. Yvon se leva empli d’une joie juvénile et forte. Il allait revoir les siens dans quelques heures. Il exprima cette idée à haute voix et se reprocha aussitôt l’égoïsme de son bonheur en découvrant la tristesse peinte sur les traits de son compagnon. Il ne savait que faire.