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pour on ne savait combien de temps et après avoir entrevu de si près la liberté.

Yves ne put supporter cette idée. Il résolut de tenter, cette nuit-là, quelque chose, coûte que coûte. Comme Barnabé s’approchait de lui d’un air désolé, il lui dit :

« Allons nous-en à la nage.

— Nous n’arriverions jamais jusqu’à la côte.

— Nous resterons dans les îles et nous nous y cacherons. Nous descendrons pendant le souper. »

Le repas, au coucher du soleil, n’eut pas lieu de la façon ordinaire, le chef ayant interdit d’allumer aucune lumière pour ne pas attirer l’attention quand on quitterait le voisinage des îles pour s’approcher de la passe de Concarneau, port très fréquenté et nid de pêcheurs. De plus, les préparatifs ne permettaient pas de se livrer aux agapes coutumières, d’autant plus qu’en même temps qu’avait lieu le va-et-vient de la cale au pont, on préparait le lancement des barques, et que la manœuvre pour doubler les îles commença dès que la nuit fut faite. Il y avait grande animation sur le bâtiment, et tout y était sombre excepté dans la cale.

Les deux amis virent ces choses avec joie, car elles devaient favoriser leur fuite d’une manière ou d’une autre. S’ils disparaissaient, on pourrait être assez longtemps sans remarquer leur absence, mais ils ne pouvaient plus songer, maintenant, à se mettre à la nage : le voilier s’éloignait des îles de Glénan et cinglait à travers la passe de Concarneau. Un moyen de quitter le navire se présenta pour eux par hasard.

Le chef ordonna, ce qui se faisait quelquefois quand le temps était calme, de charger en grande partie une des embarcations avant de la mettre à l’eau. On descendait l’esquif porté par les palans de façon à ce que son bordage fût de niveau avec celui du vaisseau, on établissait et on fixait des passerelles et on pouvait ainsi, commodément, opérer le transbordement et descendre ensuite la chaloupe toute chargée à la mer. Quand cet ordre fut donné, Barnabé, qui l’entendit, serra fortement la main d’Yves et lui dit :

« Venez. »

Barnabé, dans la nuit, s’approcha du bordage là où une chaloupe avait été préparée comme nous venons de dire. Quelques hommes seulement étaient aux alentours. La nuit était noire. Le contremaître de la cale appela tout le monde disponible du côté des bagages déjà montés. Les deux Bretons restèrent seuls. Ils se confièrent à leur étoile. Ils entrèrent rapidement dans la chaloupe et se blottirent, un à l’avant, l’autre à l’arrière, dans l’espèce de niche étroite, garnie de paille, ménagée sous les planches, cavité où l’on serre d’ordinaire des provisions, quand la chaloupe va en excursion de quelque durée. Ils se firent le plus petits possible et restèrent tout à fait immobiles dans ces cachettes, tandis qu’on entassait, au-dessus de leur tête, caisse sur caisse, barrique sur barrique, avec un grand fracas. Le temps qu’ils restèrent ainsi, dans l’incertitude de leur sort, leur parut terriblement long. D’un moment à l’autre on pouvait les appeler, les chercher, et, s’ils eussent été découverts, leur projet devenu manifeste, il y avait grande chance qu’on les abattrait à coups de pistolet ou les pendrait à une vergue. Ils eurent le bonheur que, dans le désordre du chargement, et parmi la complication des manœuvres et des préparatifs, leur absence passa inaperçue. Avec une satisfaction immense, ils sentirent qu’on halait la chaloupe pour la mettre à flot. Le bruit de la vague contre la coque de la petite embarcation, bruit très voisin de leurs oreilles, leur parut une musique délicieuse, c’était celle de la liberté prochaine… La navigation, dans la baie, puis dans la rivière, prit plusieurs heures. Chacun de son côté, les deux amis en suivaient, grâce aux bruits du dehors, tous les incidents. Ils purent sentir même, à un moment, que l’on