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dans les parages des îles de Glénan, à peu de distance de la côte bretonne, et non loin de Penhoël, n’eût pas reconnu sans peine en lui le petit Yvonnaïk de la Grande Manon ; c’était maintenant un vrai mousse, tout bronzé bien que resté délicat de visage et distingué de tournure.

Il avait enduré la captivité avec courage, supporté la mer et ses travaux, vu l’Espagne, le plus souvent, de nuit et du pont du navire contrebandier, essuyé des tempêtes, vécu des heures de mortelle tristesse quand il pouvait s’isoler. Mais rien ne l’avait abattu et il ne s’était pas passé un jour sans qu’il pensât à la délivrance. L’existence qu’il menait lui était, au point de vue moral, demeurée aussi odieuse que le premier jour et il ne rêvait qu’à y échapper, soutenu par l’espérance de retrouver les siens, la Grande Manon, son père et son grand-père, si ce dernier vivait encore…

Demander à quitter le navire eût été peine perdue : c’eût été même dénoncer ses espoirs et exposer sa vie. On ne sort point d’une association dont le crime est la base. Chacun des criminels a intérêt à ce que personne n’abandonne le repaire. Toute tentative de ce genre est soupçonnable de trahison et compromet la sécurité de tous. De quelque façon qu’on soit entré, on reste lié, surveillé jalousement.

Après son essai manqué d’évasion, à Bourg-neuf, Yves s’était senti épié de prés, mais son audace, l’esprit d’initiative et de décision dont il avait fait preuve, le faisaient estimer de ces malfaiteurs, hommes d’action. Le chef tenait à lui, tenait à tout son personnel dont le recrutement était difficile. Le brave enfant n’avait pas, jusqu’ici, rencontré l’apparence d’une occasion de fuite.

Le vaisseau, au moment où nous retrouvons Yves, était si près de son pays, que le mousse en éprouvait un grand trouble. Il le dissimulait soigneusement. Deux ans avaient passé. On avait fait bien des expéditions depuis, et le chef ne semblait point se souvenir des incidents qui avaient amené la capture d’Yvon. Il n’y pensait pas, du moins, quand le navire mouilla à quelque distance de l’île des Moutons, à une lieue de Penhoël. On devait débarquer de l’eau-de-vie, cette nuit-là, mais plus à l’ouest, à l’entrée du port de Concarneau, au fond d’une petite baie assez sauvage appelée la baie de la Forêt. Là, deux rivières aboutissent et les contrebandiers de terre, complices, attendaient chaque nuit, avisés par la voie de terre, le déchargement projeté qui devait se faire en canot et chaloupe sur les bords de la principale rivière.

« On peut essayer ce soir », jeta en passant à l’oreille d’Yves le jeune contrebandier auquel il devait la vie et qui était devenu pour lui un ami, son seul ami à bord.

Sans doute on pouvait essayer ; quant à réussir, c’était bien chanceux. Leur plan d’évasion ils l’avaient longtemps médité pour les moments où ils se trouveraient avec le vaisseau non loin de la Bretagne. Malheureusement Barnabé, le jeune contrebandier, était aussi soupçonné de tiédeur pour le métier et surveillé surtout quand on approchait des côtes françaises. Il n’était pas prudent qu’Yves et lui se parlassent trop à l’écart ; d’un commun accord, depuis quelque temps, ils avaient feint d’être brouillés. Pourtant, une manœuvre les ayant rapprochés un instant, ils en profitèrent pour s’entendre :

« Avez-vous pu en vider une ?

— Deux.

— Et où avez-vous mis le tabac ? »

Barnabé montra la mer.

« J’ai lesté avec des couvertures pour éviter le bruit creux du vide, dit-il. Je pense que cela fera à peu près le même poids. Il y en a une plus petite pour vous. »

Yvon hocha la tête. Il n’avait pas grande confiance dans la réussite de ce projet, le seul qui permettait d’être transporté à terre, car Yvon n’allait jamais en expédition, et,