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pleine de louis du Chevalier, il avait jugé superflu de l’apporter à sa mère, et même, ce commencement de fortune le mettant en appétit, il avait décampé incontinent de Penhoël, devenu méprisant pour les bigorneaux, les crevettes, voire les homards de cette grève, et avait renoncé à tout jamais à la soupe et aux taloches maternelles. Il se sentait appelé aux plus hautes destinées, et il ne se trompait pas, car, à quelques années de là, il fut pendu, méchamment, à Nantes, après une vie accidentée et trop bien remplie.

La nuit en question, avec ses camarades, Naïk s’en prit aux poches de Mme la marquise, détruisit l’harmonie de ses paniers, saccagea les boîtes, caisses, écrins innombrables de la belle dame, si bien que quand elle continua sa route, avec une seule voiture et un seul cocher éclopé, les autres laquais s’étant joints à la bande, il ne restait plus à l’imposante marquise un louis dans sa bourse, ni même une bourse, ni aucun objet précieux, ni même le fameux miroir de Saxe. Nous devons dire que c’est à la perte de ce dernier objet qu’elle fut le plus sensible, elle qui avait l’habitude, déjà assez ancienne pourtant, de ne se jamais perdre de vue. L’arrivée au château de Nérins se fit en assez piteux équipage et plus tôt qu’on ne l’eût prévu, la charge qu’avaient à traîner les chevaux étant considérablement allégée.

Quand Mme la marquise aperçut son château fermé, presque toutes les vitres brisées, et sans aucune espèce d’appareil de réception, tout son personnel l’ayant abandonné, elle déclara à son unique cocher, pourvu d’une mentonnière, à cause d’un coup de crosse de pistolet qu’il avait reçu à la mâchoire, qu’elle ne mettrait point le pied dans cette « grenouillère ». Le domestique prit juste le temps d’aller chercher dans le château un autre miroir, un contingent sérieux de robes de cour (les troupes de réserve) et une nouvelle provision de poudre à la maréchale. Grâce à quoi la marquise de Nérins put se présenter d’une façon un peu digne de son rang à M. le baron de Valjacquelein, à Grande Manon et à Petite Manette.

Elle entra majestueusement dans la salle d’honneur. Grande Manon, en robe blanche, sans bijoux et sans paniers, sans poudre sur les cheveux, sans rouge sur les joues ni même sur les lèvres, car elle était bien pâlie par le chagrin, reçut la visiteuse et lui fit la révérence d’usage d’une façon sortable ; mais il faut bien dire que M. le baron de Valjacquelein, malade et inattentif, était en calotte et eût pu être pris, n’eussent été la distinction de son visage et l’air majestueux qui ne le quittait jamais malgré tout, pour un simple concierge, s’il y avait eu à cette époque des représentants de la noble institution des concierges.

Si la marquise fut suffoquée, point n’est besoin de le dire, et, d’ailleurs, elle manifesta à haute voix son mécontentement.

Dès l’entrée de Mme de Nérins, Manette avait bien couru baiser la main de sa mère, et même très vite, mais celle-ci poussa un cri d’effroi en la voyant accourir. L’harmonie d’une toilette savamment combinée aurait pu être détruite par un empressement aussi intempestif et inconsidéré. Cette maman embrassa pourtant sa fille quand toutes les présentations furent accomplies et elle lui dit :

« Comme vous voilà faite, comtesse ! »

Malgré le manque d’apparat de la réception et l’absence totale de train du château de Penhoël, la marquise de Nérins daigna y accepter l’hospitalité pour quelques jours. Elle s’y installa, y fit venir de la poudre à la maréchale en quantité raisonnable et y passa… près de deux ans. Ce n’était pas qu’elle s’y amusât ou que le charme de Manette eut fini par contre-balancer son horreur de l’isolement. Mais où aller et que faire ? Le marquis était émigré, la cour dispersée, le roi comme prisonnier à Paris ; il n’y avait plus partout