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nous sortir de nos larmes tous les trois que Philippe, le cher petit. À deux ans qu’il avait à cette époque, il était beau comme tu ne peux te le figurer. C’étaient tes cheveux frisés, les jolis traits de ton Lilou, avec toutes les fossettes de Pompon. Et si gai ! si câlin ! Toujours à gazouiller ! On aurait dit qu’il comprenait que le plus malheureux d’entre nous, c’était encore son parrain, lui qui n’avait plus personne. C’est à lui qu’il allait toujours. Et c’étaient des caresses, des baisers, des histoires ! … Il lui grimpait sur les genoux, se tenait blotti là tout le temps ; et, lorsque le baron se levait pour partir, c’étaient des pleurs qu’on ne pouvait pas apaiser. Et, avec les années, sans rien ôter de son cœur à son père ni à moi, le pauvre petit, il semblait que, de plus en plus, il aimât ce parrain. Si bien que M. de Kosen finit par s’y attacher à ne plus pouvoir passer un jour sans lui. En 1842, mon fils Eusèbe naquit ; puis, en 1846, Augustin. Le père de Claire, Victor, ne vint au monde que vers la fin de 1849. Le baron de Kosen avait alors soixante-sept ans. Pourquoi il ne s’était pas remarié à l’âge où il pouvait espérer avoir d’autres enfants ?… Ah ! voilà… Il jugeait qu’un fils, c’était assez. Il le voyait si robuste ! N’empêche qu’un mois suffit à en faire un cadavre !… À côté du chagrin d’avoir perdu son unique enfant, M. de Kosen en portait un autre presqu’aussi lourd. Pour le bien comprendre, celui-là, mon petit, il aurait fallu que tu entendisses les deux vieux soldats parler de leur Napoléon, — un demi-dieu pour eux, — de ses victoires, de sa gloire, qu’à leurs yeux Waterloo n’avait point ternie. Cette baronnie de Kosen, c’était comme un second enfant qui allait mourir. À la pensée qu’elle s’éteindrait avec lui, et que, dans la suite des temps, rien ne perpétuerait le souvenir de son plus beau fait d’armes, le général se sentait agoniser. Oui, son nom tombant dans l’oubli lui était une mort journalière, à ce pauvre homme ! Que de fois je l’ai vu les larmes aux yeux, en parlant de cela avec Justin, tout aussi navré que son ancien chef ! Si bien qu’un jour, Philippe avait alors douze ans, il vint nous demander de le lui donner, de le lui donner tout à fait. Il l’adopterait, lui assurerait par là-même sa fortune, enfin le traiterait en tout comme s’il eut été son vrai fils, et la baronnie passerait sur sa tête ; il se faisait fort de l’obtenir. Il trouva des raisons pour nous décider… Cette gloire appartenait à mon mari autant qu’à lui. Si Andelot avait eu de l’instruction, il serait parvenu, lui aussi, aux grades élevés ; c’eût été peut-être lui que l’empereur eût fait baron de Kosen. Et puis nous avions d’autres enfants, nous. Enfin, il s’engageait à ne point séparer Philippe de ses frères et de nous. Ils s’élèveraient tous sous la direction du même professeur ; vers la fin de leurs études, ils seraient mis par ses soins au même lycée à Paris ; notre fils, bien que baron de Kosen, ne nous renierait point, en un mot. Philippe avait déjà assez de raison pour comprendre le sentiment de fierté qui poussait deux soldats à vouloir qu’un nom illustre survécût… Ça ne fait rien, vois-tu, Hervé, on ne doit pas donner son enfant. Il m’est venu à cette époque des pensées de mauvais orgueil. Je me jugeais grandie, d’avoir un de mes fils baron de Kosen… Je devais bien l’expier… Et… nous n’avons peut-être pas fait son bonheur, » ajouta Sophie Andelot, après une courte hésitation ; car, avancer ceci, n’était-ce point accuser la mère d’Hervé ?

Celui-ci comprit le sentiment de délicatesse qui retenait son aïeule de poursuivre.

Et, mettant un baiser sur sa main qu’il avait prise et gardée dans les siennes :

« Non, il n’a pas dû être heureux. Malgré cela, grand’mère, nous n’avons le droit ni d’accuser, ni même de juger ma mère. Son éducation lui faisait envisager les gens et les choses sous un jour particulier. Ce que je me demande, c’est comment elle a pu se décider