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Maintenant qu’il ne parlait plus, elle le regardait avec une sorte de détresse ; sur son visage pâle, les larmes coulaient… coulaient…

Et c’était le seul signe de vie que donnât cette créature affaissée : des larmes.

« Qu’a-t-elle ? Qu’est-ce que ma présence lui rappelle donc pour qu’elle pleure ainsi ? » se demandait Hervé.

Il n’osait ni s’asseoir, ni parler davantage, ni s’en aller…

Et son cœur à lui aussi se serrait sans qu’il comprit pourquoi.

Ne trouvant pas en lui-même la raison de cette douleur, dont il ne pouvait douter qu’il ne fût la cause, il la chercha autour de lui, dans les objets témoins de cette scène ; les mêmes qui l’avaient vu tout petit enfant en présence de cette vieille femme.

Son regard rencontra le portrait d’adolescent à l’angle duquel pendait un nœud de crêpe.

Ah ! si Clairette eût été l’araignée !…

Un cri de surprise monta aux lèvres d’Hervé, en apercevant la copie exacte du portrait découvert chez lui sur le haut d’une armoire.

« Mon père !… c’est bien mon père dont vous avez le portrait ? » murmura-t-il, ramenant ses yeux interrogateurs vers Mme Andelot.

Elle inclina la tête.

« Oui, monsieur le baron », prononça-t-elle d’une voix défaillante.

Ne l’avait-il pas appelée madame ? N’était-ce point en étranger qu’il se présentait ? Et, dès lors, était-elle relevée de sa promesse ?… Mais, cette fois, le voile s’était déchiré, et un nom montait du cœur même du jeune homme :

« Grand’mère !… Je vous appelais grand mère, j’en suis sûr ! quand j’étais le petit enfant qui chaussait ce soulier. »

Il avait jeté sur la table son chapeau et le mignon soulier rouge.

Les mains tendues, presque jointes, il suppliait : « Dites-moi la vérité ! Et d’abord ce portrait…

— Est celui de Philippe Andelot, le fils que j’ai perdu… perdu deux fois… puisque, vivant… je l’avais donné !…

— Vous êtes mon aïeule, n’est-ce pas ! Je ne m’explique point comment ; mais je le sais… Je vous reconnais ! Tenez, je pourrais vous répéter des choses que vous me disiez autrefois. La lumière se fait… Ma pauvre vieille grand’mère, pourquoi donc pleurez-vous ainsi ? »

Il se mit à genoux devant elle, enveloppa ses épaules de ses bras, l’étreignit, et, baisant ses joues ridées :

« Parle, dis-moi tout.

— Oui, mon enfant chéri, je te dirai tout. C’est le bon Dieu lui-même qui t’a ramené vers moi. Comment pourrais-je me taire. Assieds-toi, mon petit, voici ta chaise ; la reconnais-tu ? C’est toujours celle-là que tu prenais. Tu l’apportais tout contre ma bergère, si bien que l’angle du bois a fait un trou dans l’étoffe. Il y est encore… Oh ! je n’ai pas voulu qu’on le raccommodât ! C’est comme le carreau où tu cassais tes noisettes, parce qu’il était un peu creux ; le marteau qu’on te donnait pour cela l’a ébréché, fendillé de partout ; mais il est là ! On ne l’a pas changé, va ! Je ne l’aurais pas permis. »

Maintenant que ce silence de vingt-deux années était levé, il ne pouvait parler assez, il eût voulu tout dire à la fois, le pauvre vieux cœur où s’étaient accumulés tant de souvenirs, où les peines étaient tombées en monceau ; ce cœur, qui ayant pourtant d’autres joies, puisqu’il avait d’autres enfants à aimer, pas plus que les portraits du fils et du mari, n’avait quitté son nœud de crêpe !

Hervé s’était assis, mais non comme autrefois, plus en face, afin de mieux voir le cher vieux visage.

Les mains de la grand’mère fourrageaient dans la chevelure blonde du petit-fils.