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qui, subitement métamorphosée en laurier, s’immobilise sur le sol, voit ses bras étendus se transformer en branches et ses pieds prendre racine sur le bord du fleuve paternel, où croissent encore aujourd’hui nombre de magnifiques lauriers, auxquels les Grecs ont donné le nom de « Daphné ». Est-t-il besoin d’ajouter qu’Apollon, quelque peu confus, je le suppose, et désolé de l’aventure, emporta en souvenir de la pauvre Daphné quelques feuilles qu’il cueillit délicatement sur l’un de ses rameaux. Il décida, de plus, que le laurier lui serait désormais consacré… et c’est à ce vœu respectable que les Grecs s’empressèrent d’obtempérer, en décorant de ses feuilles et de ses branches tous les temples et toutes les statues élevés en l’honneur de leur dieu préféré.

Et l’on ne s’arrêta pas là. Il en fut du laurier, ce semble, comme des galons dont on ne saurait trop prendre ; si bien que Grecs et Romains en mirent véritablement partout — ici, sur le trépied de leurs Pythies, comme sur les autels de leurs temples, là, sur les frontons des monuments publics, comme aux portes des palais impériaux, sur la tête des statues, sur le front des empereurs, des triomphateurs, des savants, des poètes et des artistes, plus encore, sur la tête des bacchantes, comme sur celle des gladiateurs des arènes, voire même des baladins qu’avaient rendus célèbres leurs cabrioles dans les cirques.

C’était vraiment dépasser la mesure. Qu’on attachât des branches de laurier aux javelines des guerriers, en vue d’une victoire ultérieure, qu’on en couvrît la poupe et la proue des vaisseaux s’en allant en conquête, ou qu’on en remplit les chars des héros qui revenaient triomphants après une expédition glorieuse, cela se comprend de reste, mais en couronner les baladins !…

(La suite prochainement.) Ed. Grimard.

FILLE UNIQUE

CHAPITRE VIII


« Madame, prononçait Hervé, incliné devant Sophie Andelot, je me suis permis de reprendre une vieille habitude, celle de venir voisiner par un très étrange chemin. C’est bien par là que nous passions, mon père et moi, quand nous venions vous voir, souvent seuls tous les deux, parfois avec mes sœurs ?… J’ai trouvé l’escalier déblayé ; sur l’une des marches, j’ai recueilli le petit soulier que j’y avais semé, il y a vingt-deux ans ; le volet était ouvert, et aussi le placard… Alors… comment vous dire ?… J’ai obéi à ce qui me paraissait une invitation de suivre la route si longtemps abandonnée. Hélas ! je reviens seul… »

Il parlait lentement, de plus en plus troublé, sentant se soulever le voile qui couvrait le passé, incapable encore, cependant, de l’écarter tout à fait.

Dès le vestibule, les choses avaient repris leur place en son esprit. Il était venu droit à la salle à manger, et son regard n’avait éprouvé aucun étonnement à ce qu’il rencontrait : il connaissait tout cela.

Mais avant que ses yeux bruns eussent eu le temps d’inventorier les choses, la vieille dame assise là-bas, tout au fond, dans cette vaste bergère, — une ancienne connaissance, lui aussi, ce siège antique — la vieille dame les avait attirés, retenus, ces yeux chercheurs…

Il avait marché droit à elle, et, de son mieux, il avait expliqué sa présence.

Elle avait écouté sans un mouvement, clouée, eût-on dit, à son fauteuil, et rendue muette par l’intensité d’une insurmontable émotion.