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Un peu avant la nuit, tout l’équipage, sauf l’homme de la barre et les vigies, se réunit sur le pont autour de quartiers de viande rôtie, de cruches de vin d’Espagne et de flacons d’eau-de-vie. C’était ainsi tous les soirs. Le chef présidait le repas et l’on menait grand bruit. Yvon reçut de son ami, le jeune contrebandier, des victuailles pour six personnes. Il alla faire dînette avec Petite Manette. Ils s’assirent sur des sacs de coton, à côté de la cage à poules qui ne sentait pas très bon, mais dont la vue réjouissait Manette. L’abondance du repas et sa variété leur semblèrent quelque chose d’exquis. Ils venaient d’avoir un « ordinaire » qui rendait le contraste agréable. Manette babillait comme une pie et jetait du biscuit frais à ses amies les poules. Yvon jouissait de cet instant de répit et de repos, de sécurité relative. Il l’avait bien gagné !

En causant, ils en arrivèrent à parler de la maman de Manette. Yvon s’était étonné, dès qu’il avait su l’histoire de la petite, du peu de place que sa mère paraissait tenir dans sa vie, de l’absence de cette maman. Dans les moments les plus critiques, où la Petite Manette avait imploré du secours, crié, demandé à manger, jamais le mot maman ne lui était venu aux lèvres.

« Tu l’aimais beaucoup, ta maman ? demanda-t-il à Manette.

— Oui, répondit-elle, sans conviction.

— Elle est bien bonne pour toi, ta maman, ordinairement ?

— Elle est bonne quand elle vient.

— Comment ? quand elle vient ?

— Oui. Elle vient pas souvent.

— Nous ne vivez pas ensemble ? Elle ne reste pas à votre château ?

— Non.

— Mais qui est-ce qui prend soin de toi ?

— Des gens. »

Ce seul mot de « gens » éclaira Yvon.

« Maman a des belles robes, elle est tout le temps chez le Roi. On me dit toujours qu’elle est chez le Roi.

— Et ton papa ?

— Il est en prison.

— En prison ?

— Maman me l’a dit. Je connais pas papa.

— Et la dernière fois que tu l’as vue, ta maman, c’était au château ?

— Oui, maman est partie en voyage dans une grande voiture, pour aller prier le Roi qu’il fasse sortir papa de prison. Alors la dame n’a pas voulu de moi, tu sais bien, je te l’ai déjà dit, et je suis allée chez Dame Kornik. »

Yvon entrevoyait déjà la triste vie de Manette.

« Je t’aime bien, Grand Yvon. »

Les yeux noirs de Manette restèrent fixés un long instant sur Yvon. C’était beaucoup pour elle, mobile comme un oiseau. Elle se détourna en éclatant de rire parce que deux poules se donnaient des coups de bec en dressant leurs plumes.

Manette ne tarda pas à s’endormir. Yvon la transporta dans le box et lui fit un lit épais de foin frais. Personne ne lui avait dit où il devait coucher. Personne ne s’occupait de lui que leur sauveur. Il était libre sur le bateau. On entendait les voix de l’équipage en liesse ; des cris, des chants, un brouhaha du côté du pont. La nuit était proche ; Yvon s’appuya au bordage et regarda les derniers nuages verdâtres luisant du côté de l’ouest. Il tourna la tête et fut surpris d’apercevoir, très près, la terre.

On avait jeté l’ancre et cargué les voiles un peu avant le souper. Cette terre ne pouvait être que la côte de France. Dans l’ignorance complète où était Yvon de la direction où il marchait, de l’endroit du monde où il se trouvait, le sentiment de l’isolement l’étreignit. L’idée de son pays dont il s’éloignait pour une destination inconnue, des siens qu’il laissait peut-être pour toujours, tout cela eut raison de son courage. Des larmes s’échappèrent de ses yeux, à l’aspect de ce rivage, de cette terre si