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c’est égal, vous ferez bien de vous rendre utile à bord : on n’y aime pas les bouches inutiles. Travaillez jusqu’à ce que vous trouviez une occasion… »

Le contrebandier prononça ce dernier mot d’une façon significative. Yvon comprit à merveille de quelle sorte d’occasion il voulait parler. Il n’avait pas besoin d’y être incité pour se promettre de profiter de la première qui se présenterait de s’échapper.

« Et la petite fille, que vaut-il mieux pour elle ?

— Qu’elle se montre le moins qu’elle pourra. Qu’elle reste dans la cabine d’entrepont le plus possible. »

Yvon, remerciant chaleureusement son sauveur, lui dit :

« Je n’oublierai pas le service que vous m’avez rendu. »

Il rejoignit Manette, dans le rond de cordes. Il l’éveilla et s’efforça de lui faire comprendre l’absolue nécessité de se cacher, de ne pas trop jouer sur le pont. Manette promit tout ce qu’il voulut, mais elle s’était jetée dans ses bras, répétant à travers ses larmes :

« Grand Yvon ! Grand Yvon ! je veux m’en aller chez toi, avec Grande Manon. Je veux rester avec toi tout le temps, tout le temps ! Ne t’en va pas… J’ai peur !… J’ai peur !… »

Et elle s’attachait à sa veste ; elle ne voulait point le quitter, même un instant. Yvon, inquiet, encore sous le coup des révélations du jeune contrebandier, mesurait toutes les difficultés, tous les dangers que la peur, les larmes et les jeux de l’enfant ne pouvaient manquer de susciter.

Il essaya de la mener à l’entrepont, comme on le lui conseillait. Il l’entraîna. Manette résista, poussa des cris déchirants. Il n’était plus possible de lui faire entendre aucune consolation, de la rassurer. Elle pleura et cria très haut pendant toute la traversée du navire, tandis qu’Yves la traînait. Les matelots, peu habitués à avoir des passagers, et des passagers de cette sorte, regardaient et ricanaient. Yvon, pénétré de ce que lui avait dit leur sauveur, sentait combien le tapage et les larmes de Manette étaient dangereux. Il était consterné.

L’homme qui s’était chargé de les jeter à la mer survint. Il se baissa et se saisit de Manette d’un geste résolu. Il l’emportait vers le bordage. Les matelots le suivirent en riant, afin d’assister à ce spectacle, comme à la noyade d’un chat. Yves était resté un instant atterré : il ne comprit pas tout de suite. Revenant à lui, il se précipita sur le matelot et l’arrêta en se cramponnant à la robe de Manette. La résistance qu’offrait l’enfant était trop peu de chose : le matelot les entraîna tous les deux sur le plancher du pont… La petite allait être précipitée.

« Arrête ! cria leur ancien protecteur en surgissant : le chef me l’a donnée, ainsi que le gars !… »

L’autre continua comme s’il n’avait pas entendu ; il s’avança vers le bordage fatal. La main du jeune sauveur s’abattit sur le col du bourreau et, d’une pesée puissante, fit fléchir son adversaire sur les jambes. Des acclamations et des rires retentirent. Tout l’équipage, alléché par la perspective d’une lutte, spectacle dont les gens d’action sont très friands, se réunit autour des deux contrebandiers. Le ravisseur, sur qui pleuvaient les coups, avait, pour se défendre, lâché Manette. Yvon voulut reprendre son amie et l’écarter, mais les matelots s’opposèrent à son passage.

Les deux hommes en lutte avaient pris du champ. Ils se mesurèrent un instant des yeux, en s’injuriant. Ce n’était pas leur première dispute : ils étaient ennemis depuis longtemps. Les matelots spectateurs, qui connaissaient cette inimitié, s’installaient comme au théâtre et s’apprêtaient à juger les coups. Le bourreau s’élança soudain, et, se baissant au moment où il arrivait sur son adversaire, lui porta un coup de tête qui était dirigé vers le