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— Et tu feras aussi un mousse de la petite ? ricana un des hommes.

— La petite ? on verra plus tard. Elle ne coûtera pas cher à nourrir. On pourra la déposer quelque part sur la côte, loin d’ici, si elle nous gêne. »

Le chef n’avait pas l’air d’écouter. Il présidait au remballage des marchandises, ce qui fut achevé, malgré la conversation, avec une promptitude merveilleuse.

Il fit sortir la grande caisse à biscuits, à moitié vide, et l’on y empilait le pain de mer. Tout ce rangement fut achevé en un rien de temps, après quoi, ces hommes, qui ne paraissaient pas se défier de l’eau-de-vie autant qu’Yvon, débouchèrent plusieurs bouteilles pour arroser leur repas. Ils sortirent d’un sac un énorme quartier de mouton, s’assirent, les uns sur les caisses, les autres à terre, et commencèrent à engloutir de formidables bouchées de viande et des lampées d’eau de feu.

Les deux enfants ne bougeaient point. Il semblait qu’on les eût oubliés.

On s’occupait d’eux, au contraire. Le chef, siégeant sur la caisse à biscuits, dit :

« Pour les mômes, quoi que nous fassions, ce sera toujours mauvais ; en somme, c’est notre peau et notre travail à tous qui sont en jeu, donnons tous notre avis là-dessus. Faut-il les « rendre muets » ou les emmener ? »

Heureusement, les pauvres enfants ignoraient l’anglais. Comme aucun des dîneurs ne se tournait de leur côté, Yves et Manette n’imaginaient pas qu’il fût question d’eux, et de cette façon :

« Moi, je suis pour qu’on les finisse. C’est plus simple.

— Et on n’en parlera plus, approuva un autre en riant.

— Nous n’avons pas besoin de nous embarrasser de mioches, énonça un troisième.

— On peut emmener le garçon, dit un quatrième ; ça fera une recrue.

— Moi, ça m’est indifférent, déclara le chef. Mais, soit qu’on les supprime, soit qu’on les emmène, je veux que quelqu’un se charge de la chose et en soit responsable. Toi, dit-il en s’adressant au plus jeune, qui avait pris la défense des enfants, tu es d’avis qu’on les garde ; tu l’as dit. Te charges-tu d’être bonne d’enfants à bord et de façon à ce que les gosses ne nous piaillent pas dans les jambes ?

— Oui, répondit l’autre, ce n’est pas bien difficile.

— Et toi, tu veux qu’on leur fasse boire un mauvais coup, interrogea-t-il en se tournant vers le premier opinant ? Tu te chargerais de le leur verser ?

— Il n’y a qu’à les flanquer à la mer, pardieu !

— Alors, aux voix ! dit le chef. Que ceux qui veulent qu’on les « étourdisse » lèvent la main ! »

Trois bras se dressèrent en l’air.

« Ça fait moitié, lit le chef en riant. Attendez. Passez-moi un louis. Hé, petite ! lit-il en breton, approche ! »

Manette ne comprenait pas qu’on lui disait de venir. Yvon, ayant réfléchi, jugea meilleur de ne pas résister. Il s’avança avec Manette.

« Elle est gentille, la petite aristo, dit le chef. Veux-tu du gigot ? »

Mais Manette n’avait pas faim. Elle secoua la tête.

« Et toi, seigneur de Baldaquin, du mouton et un verre d’eau-de-vie, hein ? Tu vas goûté, à notre eau-de-vie. »

Résolument, exprès, Yves accepta. Il commençait à craindre que ce ne fussent pas seulement des contrebandiers. Il sentait que les dispositions de ces hommes pouvaient varier selon sa convenance à lui.

« Tu sais, dit en ricanant le chef qui lui passait un gros morceau de mouton, nous n’avons pas de vaisselle plate… ici. »

Et il continua en anglais à ses compagnons :

« Vous rappelez-vous la vaisselle d’argent