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« bled » qu’il connaissait si bien ; mais il avait songé à moi quand même, et cette histoire de permission a dû être une affaire arrangée entre lui et M. Naimon, pour lequel il a une profonde estime et une véritable affection.

16 novembre. — Départ avec le même convoi que dans la tournée précédente. Notre escorte était simplement augmentée de Tiout et de Leïla, les deux sloughis. Derrière nous, Congo et Gourari chantonnaient dans un ton mineur. Gourari et Congo semblaient, comme nous-mêmes, heureux de partir.

Nous nous dirigeâmes cette fois vers le « col de Ghassoul », une des trois grandes inflexions de la haute muraille formée par le Bou-Berga, l’Oustani et le Ksell.

Après Ghassoul, où nous n’avons fait que passer, nous pénétrons dans un pays à l’aspect de plus en plus tourmenté.

Déjeuner près du Kheneg el Temar[1]. En cet endroit, conte-t-on, une caravane fut obligée d’abandonner tout son chargement de dattes. Le défilé, rendu glissant par la pluie, ne put jamais être franchi par les chameaux : ils s’abattaient, incapables d’avancer sur ces sortes de dalles. Il fallut les décharger, puis attendre, campés dans le bas, que le mauvais temps eût pris fin. Quinze jours plus tard seulement, la caravane put continuer sa route.

Trois oliviers sauvages sont groupés au bas même de la descente. Des murailles de pierres sèches en contournent le pied ; des loques multicolores, des bandes de cotonnades sales en ornent les branches les plus basses. À quoi ces arbres doivent-ils d’avoir été sacrés « marabouts » ? Quel saint homme s’est arrêté autrefois à leur ombre ? Quel auguste personnage a fait la sieste sous leur abri ? Nul des gens interrogés n’a pu me le dire. Peut-être fut-ce Sidi-Cheikh lui-même ; peut-être seulement un de ses enfants. Le nom de celui-là s’est perdu, et cependant son souvenir, bienfaisant quoique vague, suffit pour sauver ces arbres d’un anéantissement certain. Car pas de race plus destructrice que celle du nomade. Toujours en mouvement, il ne demeure nulle part. Ce qu’il trouve, il n’en use pas seulement, il le détruit. Demain il n’y aura plus rien ! Peu lui importe ; il sera déjà loin. Quant à prévoir que, dans un avenir plus ou moins rapproché, il pourra souffrir de ce qu’il a fait, il n’en est point capable. Hélas ! pourquoi les marabouts et les augustes personnages ne s’arrêtaient-ils pas toujours sous les arbres, alors qu’il y en avait en Algérie ? Peut-être y aurions-nous des forêts aujourd’hui !

Après avoir longé, à travers un plateau dénudé, une de ces rivières qui contribuent à former l’oued Seggueur, nous sommes descendus dans son large lit de sable par un étroit escalier, grossièrement taillé dans le roc. De ce fond, quel décor grandiose sous nos yeux ! À gauche, à droite, les murailles à pic de hautes falaises ; devant nous la montagne, fendue comme par quelque gigantesque Durandal, et offrant, par une colossale brèche dont les eaux ont poli les parois dans le bas, un large passage à la rivière.

« La porte du désert ! » s’écrièrent nos soldats, lorsqu’ils guerroyèrent dans ces parages, en 1855, car ils étaient hantés par l’idée du Sahara, qu’ils pensaient atteindre bientôt.

Kheneg el arouïa[2], prétendent les gens du pays ; et ils narrent qu’un mouflon, serré de près par des chasseurs, parvint, d’un bond désespéré par-dessus l’immense trou béant, à échapper aux poursuites.

Un détour pénible nous amena de l’autre côté de cette porte, que ne nous avait pas permis de franchir directement une mare d’eau sans fond, donnant entre ses montants, et aussi de dangereux sables mouvants où, dit-on, disparut plus d’un chameau.

Après quoi ce fut encore la montagne. Sans

  1. Kheneg el Temar, défilé des dattes.
  2. El Arouï (au féminin, el arouïa), le mouflon. — Kheneg el arouïa, le défilé du mouflon.