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n’en sais rien. Je le vois pour la première fois. »

Ils cherchèrent ensemble, retournèrent la toile : aucun nom derrière, nulle indication.

« Ce doit-être quelque parent.

— Tu as ici le portrait de ton père ? demanda Yucca.

— Non. Il est dans mon appartement de Paris.

— C’est juste. Mais tu as bien une photographie de lui ? »

Hervé ouvrit un porte-cartes dont il ne se séparait jamais et en sortit la photographie d’un homme d’une trentaine d’années.

Yucca compara les deux physionomies :

« C’est un portrait de ton père que nous avons là », dit-il, tout à fait affirmatif. De Kosen étudia les traits de l’homme et de l’adolescent :

« Cela ne fait aucun doute, murmura-t-il. Ce que je me demande, c’est pourquoi on a relégué cette toile sur le haut d’une armoire. Je lui rendrai la place d’honneur qui lui revient. »

Il tourna le portrait face au mur, afin de le préserver de tout accident, et plaça devant, par précaution, une toile représentant la butte de Chapteuil.

« Quel pays, tout de même ! s’écria Yucca, caressant de l’œil le tableau que son ami venait de mettre en lumière. J’étais amoureux du Jura ; je le suis toujours ; mais ici le paysage fait plus que vous charmer et vous retenir, il vous dit son passé ! On écoute autant qu’on regarde. Plus on contemple de châteaux en ruines, de volcans éteints… ou endormis… de lacs, de montagnes, plus on a le désir de pénétrer leurs lointains. Dans ton Velay, chaque pierre a une histoire ; on sent flotter autour de soi l’âme des choses. Certes, les sites sont merveilleux, les sujets de tableaux abondent ; mais, je ne sais comment te rendre ça, j’ai moins envie encore de les peindre que de les interroger.

— Qu’à cela ne tienne, mon ami. Justement, hier soir, pour combattre la hantise qui m’ôte parfois le sommeil, j’avais pris un livre d’archéologie, je te le prêterai.

— Volontiers.

— Il donne sur ce pays mille détails qui vont te passionner.

— Dis donc, interrompit Yucca, à propos de cette diable d’énigme, il me vient une idée : ton notaire du Puy sait peut-être quelque chose, lui.

— Au fait, ces papiers que nous cherchons en vain ici, ce doit être lui qui les a. Comment n’avons-nous pas réfléchi à cela tout de suite ! Parbleu oui ! il en est le dépositaire indiqué !

— Les idées les plus simples sont celles qui viennent les dernières à l’esprit. Si ton notaire n’éclaircit pas la question, par exemple, ajouta Yucca, je croirai que ce mystérieux problème n’a existé que dans le cerveau troublé d’une mourante.

— Erreur… Gisèle a gardé jusqu’à la fin toute sa connaissance, insista de Kosen. Pour moi, il s’agit de quelque chose qui a été accompli, et qui ne devait pas l’être… Mais quoi ?… J’ai remonté ma vie, jour après jour, aussi loin que s’étendaient mes souvenirs, sans apercevoir autour de moi quoi que ce fût qui ressemblât à un mystère. Avons-nous fait tort à quelqu’un ? Mais qui d’entre nous ?… Pas mon père ! » affirma Hervé avec énergie.

Il s’était assis, et, les coudes sur les genoux, le front dans ses mains, scrutait, en y appliquant toute sa volonté, ce passé obstinément muet.

Il reprit après un moment de silencieux effort :

« Vois-tu, Yucca, mon père, c’est pour moi l’arche sainte. Je l’ai perdu bien jeune, je n’avais pas six ans ! mais je me rappelle jusqu’au son de sa voix. Ah ! que je l’aimais ! À l’encontre de ce qui a lieu presque toujours, je le préférais à ma mère. Nous avions plus d’affinités. Nous nous plaisions aux mêmes