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instinctive, que sa timidité native contribuait à augmenter. Combien de fois ne m’avait-elle pas rappelé les embûches qui nous attendent ce jour-là ! Elle me disait de quelle façon il me faudrait agir, ce que je devrais faire, et surtout ce que j’aurais à éviter. Toujours cette même phrase se représentait, troublante par son indécision : « Quand vous ferez votre entrée dans le monde ! » Et voilà qu’au lieu de me réjouir simplement de connaître enfin ces décors féeriques, de partager ce plaisir convoité, je ne sais quel léger malaise vint gâter mon heureux espoir.

Au milieu d’alternatives de joie et de crainte, le 20 janvier arriva ; le ciel était sombre et une pluie fine et froide tombait.

Ma toilette, livrée de la veille, me sembla charmante. Il y avait bien eu, à ce grave sujet, quelques discussions ; j’aurais désiré, pour ma part, une de ces belles étoffes soyeuses, un de ces satins brillants que portait ma mère, d’une teinte plus claire, bien entendu. Rien ne me paraissait trop élégant pour une telle cérémonie ; mais mon goût avait été absolument négligé, et, lorsque je vis le joli nuage de tulle blanc qui devait m’envelopper, un frais bouquet de marguerites au corsage, je fus forcée de convenir que les mamans toujours savent ce qui convient le mieux à leurs filles.

Mon entrée, à l’heure du dîner, ne fut pas un triomphe, et je dois avouer, à ma grande confusion, qu’elle fut saluée d’une explosion de gaieté. Il est vrai que ma personne présentait un ensemble bizarre : mes cheveux frisés, n’ayant pas encore reçu le coup de peigne final qui leur donnerait le vaporeux désiré, collaient à mon front en de petits rouleaux fort peu seyants ; de longs jupons, destinés à soutenir le léger tissu de la jupe, dépassaient un peignoir revêtu à la hâte, et laissaient apercevoir, au milieu des volants de dentelle, d’épais chaussons, bons et chauds serviteurs, certainement, mais cousins bien éloignés des mignons souliers que j’allais mettre.

Odette, à ma vue, fut prise d’un fou rire, aussitôt réprimé, ma mère ne supportant rien qui pût approcher de la moquerie, laquelle tient de si près à la méchanceté. Je me consolai, du reste, promptement : le brillant papillon qui vole au mois de juin n’a-t-il pas été une informe chenille ? J’étais à l’état de chrysalide, voilà tout.

Il est dix heures ; nous sommes réunis au salon. Le confortable peignoir a disparu, remplacé par l’aérienne toilette, qui, de l’avis unanime, fut trouvée tout à fait réussie. Je prenais ma revanche ; ma sœur, debout près de la porte, n’ayant plus envie de sourire, me considérait avec une admiration qui ne laissait pas de me flatter, et de me faire bien augurer de ma prochaine « entrée dans le monde ».

Un bon baiser donné à la chérie, et nous montons en voiture. De loin, une vive clarté, faisant contraste avec le ciel bas et sombre, indiquait le petit palais où nous nous rendions.

Une longue tente permettait, en descendant, d’accéder sans dommage à un superbe escalier de marbre conduisant à un hall plutôt semblable à une serre par la profusion des fleurs dont il était orné. D’énormes palmiers formaient un fond sur lequel se détachaient des gerbes de roses et de lilas ; blotties dans l’ombre, des touffes de muguet donnaient à l’air tiède un parfum oublié depuis le printemps dernier. La rampe, elle-même, disparaissait sous un cordon fleuri, qui indiquait le chemin des salons, où déjà s’entendait une musique assourdie par les lourdes tentures.

Certes, cette fête offrait à mes yeux émerveillés des splendeurs de féerie, et pourtant mon cœur battait terriblement fort. En ce moment, j’aurais, je vous assure, ardemment souhaité de retarder encore le pas décisif. Cependant le calme souriant de ma mère me