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— Aussi je l’attends d’un moment à l’autre », affirmait le chevalier.

Mais grande Manon secouait toujours la tête.

Le vieux baron, lui, dans son grand fauteuil, ne songeait plus à danser de joie. Il avait fait placer devant lui, sur une chaise en bois sculpté, le bouquet de roses et de chèvrefeuille, ou plutôt ce qu’il en restait, car les fleurs étaient maintenant effeuillées. Il regardait constamment cette épave. Le billet d’Yvon était sur la table. Le chevalier arpentait la chambre à grands pas et Manon soupirait, tout en tricotant pour ses petits pauvres.

« C’est inconcevable, s’exclamait de temps en temps le chevalier, c’est à n’y rien comprendre ! »

Or, le matin, tandis qu’ils étaient là tous les trois toujours dans la même situation d’attente anxieuse et d’incertitude, voilà que la voix de l’aïeul s’était élevée avec une singulière fermeté :

« Chevalier, avait-il dit, vous allez monter à cheval immédiatement. Vous emporterez ce papier et vous irez à Quimper sans débrider. Vous verrez maître Hornek, mon tabellion. Vous lui raconterez ce qui se passe. Vous répondrez à toutes les questions qu’il pourra nous faire. C’est un homme d’un grand bon sens. Quoi qu’il vous dise de faire, vous le ferez. Et je ne veux plus vous revoir ici que vous ne me rameniez notre Yvonnaïk ou que vous m’annonciez sa mort. Allez. »

Le chevalier avait écouté, plein de respect. Grande Manon s’était levée toute pâle aux dernières paroles de l’aïeul.

« Grand-père… fit-elle.

— J’ai dit, ma fille. »

Grande Manon tomba sur la poitrine du chevalier et embrassa son père. Celui-ci, sans dire un mot, s’inclina profondément devant le vieillard, sortit de la salle et quitta le château.

À Quimper, dans l’étude de Me  Hornek, le chevalier est assis en face de ce sérieux homme d’affaires. Me  Hornek a écouté le récit du gentilhomme sans qu’un poil bougeât de ses favoris blancs. Le tabellion est bien peigné, soigneusement rasé ; son menton gras et rose repose dans une large cravate blanche telle que ses pareils en portent quelquefois de nos jours : son gilet blanc est immaculé, son air grave et important et sa personne replète dominent la table, comme il est accoutumé à dominer les événements. Le chevalier se sent presque intimidé devant la majesté de ce dépositaire des secrets des familles bretonnes. Il a lu le fragment de billet d’Yvon. Il garde le silence, un silence méditatif, qu’il ponctue en puisant lentement une prise de tabac d’Espagne dans une tabatière d’argent. Le chevalier épie avec anxiété sur son visage les réflexions de ce prud’homme.

Le silence se prolonge. Le cas est embarrassant. Me  Hornek prononce enfin :

« Je sais que l’on fait beaucoup de contrebande d’eaux-de-vie, de tabac et d’étoffes, surtout d’eaux-de-vie, sur toute la côte où est situé votre château, monsieur le chevalier. Les écumeurs de mer n’y paraissent qu’à de longs intervalles, il est vrai, mais tout m’indique que vous devez leur attribuer le rapt de notre jeune cadet. »

Le chevalier bondit sur sa chaise.

« Des contrebandiers !

— Oui, c’est plus que probable. Les événements actuels, les pertes qu’a subies la marine du roi, donnent maintenant à ces coureurs de côtes plus de liberté d’action et d’audace. De nombreuses plaintes sont parvenues, de leurs faits, au commissaire du Roy, je le sais.

— Mais qu’est-ce que des contrebandiers, des hommes de cette sorte, voudraient fairede mon fils ?

— Ils tireront de vous une rançon, c’est très simple. Je ne serais pas surpris, même,