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Sans protester, ce qui l’eût obligée à dire un gros mensonge, Clairette déplia le Journal de la Haute-Loire, et aborda l’article de fond.

Mais, après avoir lu trois minutes, relevant soudain les yeux :

« Grand’mère, je voudrais te demander quelque chose. Cela ne te fait rien que je m’interrompe un petit moment ?

— Non, mon minet. Qu’est-ce que tu désires savoir ?

— Ces étrangers qui vont habiter à côté de nous, les de Kosen, sont-ils nombreux ? Y a-t-il de vieux parents ? des jeunes filles ?

— Depuis vingt-deux ans je n’en ai pas entendu parler, mon enfant. J’ai toujours vécu ici ; eux n’y sont plus revenus…

— À cette époque, qu’est-ce qui composait la famille ?

— Une mère veuve et trois petits enfants.

— Et cette dame, tu la voyais ? »

Grand’mère fit de la tête signe que non. Elle paraissait troublée. Elle ajouta avec effort :

« Après la mort de son mari elle ne sortait guère. »

Claire n’ajouta rien, n’osant point parler de ses petits voisins si vite.

Le journal restait sur ses genoux, froissé sous son coude ; grand’mère n’y paraissait plus songer. Elle s’était laissée aller contre le dossier de sa bergère, et, le visage tourné sers les montagnes dont le soleil ne dorait déjà plus que les cimes, prononçait tout bas des choses…

Était-ce une prière ?… Claire le crut d’abord ; mais, non. Toujours, pour prier, grand’mère prenait entre ses doigts le chapelet deux fois précieux, parce qu’il lui venait d’un de ses fils.

Que pouvait-elle bien se raconter ainsi à soi-même ? Cela devait se rapporter aux jours d’autrefois ; au temps où la veuve et ses enfants habitaient le petit castel.

Qu’elle eût désiré interroger encore ! Mais l’aïeule semblait si loin, si loin… Et puis elle avait pris l’air triste. Il est vrai que c’était un peu sa physionomie habituelle.

Bah ! elle allait se risquer. Elle appela :

« Grand’mère ! »

Mme Andelot eut un sursaut.

« Tu sais leurs noms, à ces petits enfants de la veuve ?

— Oui. »

Et, sans attendre une question qu’elle lisait dans les yeux de Clairette, la vieille dame ajouta :

« L’aînée des filles se nommait Tiphaine, la seconde Brigitte, et le petit garçon Hervé !

— C’est lui qui revient habiter ici, se dit la curieuse ; c’est le papa de ces deux diablotins. »

Et, à haute voix :

« Quel âge avait Hervé quand tu as cessé de voir sa famille ?

— Cinq ans, guère plus… »

Mme Andelot se leva, alla ouvrir un des tiroirs du bureau dont elle gardait toujours la clef, et, après avoir cherché un instant, découvrit ce qu’elle voulait : un objet roulé dans du papier de soie.

Revenue auprès de Claire, elle déroula le papier et en sortit un très petit soulier en peau rouge, doublé de soie blanche : un soulier tout neuf.

Pour le coup, la jeune fille ne put retenir une exclamation ; ce soulier, c’était le frère du sien.

« N’est-ce pas qu’il est mignon ? » fit l’aïeule en le caressant.

Et, les yeux attachés à la fine chaussure :

« La dernière fois qu’Hervé de Kosen est venu me voir, il portait cet unique soulier : l’autre, il l’avait perdu en chemin.

— Il venait seul te voir ?

— Oh ! non, se récria la grand’mère. Y songes-tu ? un enfant ! »

Ici, un long intervalle.

Puis elle laissa tomber d’une voix basse, un peu brisée :