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JULES VERNE

soleil au large de la baie de Cork. Et non ! il était là, sur son ancre, encalminé, immobile comme une bouée ou un corps-mort, et ne pouvant rien espérer d’un appareillage effectué dans ces conditions !

Donc, attendre en rongeant son frein et sans espoir que la situation se modifierait lorsque le soleil déborderait des hauteurs de l’anse Farmar !

Deux heures se passèrent. Ni Harry Markel, ni John Carpenter, ni Corty, n’avaient songé à prendre un instant de sommeil, tandis que leurs compagnons dormaient pour la plupart, étendus à l’avant le long des bastingages. L’aspect du ciel ne se modifiait pas. Les nuages ne se déplaçaient pas. Si parfois un léger souffle arrivait du large, il cessait presque aussitôt, et rien n’indiquait que la brise dut prochainement s’établir, soit du côté de la mer, soit du côté de la terre.

À trois heures vingt-sept, alors que quelques lueurs commençaient à blanchir l’horizon de l’est, le canot, au bout de sa bosse, drossé par le jusant, vint heurter la coque de l’Alert, qui ne tarda pas à éviter sur son ancre et présenta l’arrière au large.

Peut-être pouvait-on espérer que la mer descendante amènerait un peu de vent du nord-est, ce qui eût permis au navire de quitter son mouillage pour donner dans le canal de Saint-Georges ; mais cet espoir fut bientôt déçu : la nuit s’achèverait sans qu’il eût été possible de lever l’ancre.

Il s’agissait maintenant de se débarrasser des cadavres. Auparavant, John Carpenter voulut s’assurer si un remous ne les retiendrait pas dans l’anse Farmar. Corty et lui descendirent dans le canot et constatèrent que le courant portait vers la pointe qui séparait l’anse du goulet. Le jusant entraînait les eaux dans cette direction.

Le canot revint, se rangea le long du bord par le travers du grand mât, et, l’un après l’autre, les dix corps y furent déposés. Puis, pour plus de précaution, le canot les transporta jusqu’au revers de la pointe, contre laquelle le courant aurait pu les jeter et les laisser à sec sur la grève.

Alors, John Carpenter et Corty les précipitèrent l’un après l’autre dans cette eau tranquille dont le clapotis se faisait à peine entendre. Ces cadavres coulèrent d’abord, puis revinrent à la surface, et, saisis par le jusant, allèrent se perdre au large dans les profondeurs de la mer.

VII
Le trois-mâts « Alert ».

L’Alert, trois-mâts barque, de quatre cent cinquante tonneaux, sorti, comme il a été dit, des chantiers de Birkenhead, doublé et chevillé en cuivre, coté numéro 1 au Bureau Veritas, battant pavillon britannique, se préparait à effectuer son troisième voyage.

Après avoir, pendant ses deux premières traversées, franchi l’Atlantique, tourné la pointe de l’Afrique, parcouru l’Océan Indien, il allait, cette fois, mettre le cap directement au sud-ouest, à destination des Antilles, au compte de Mrs Kethlen Seymour.

L’Alert, bon marcheur, portant bien la toile, possédant les remarquables qualités de ces clippers de grande vitesse sous toutes les allures, n’emploierait pas plus de trois semaines à franchir la distance qui sépare l’Irlande de l’Antilie, si les calmes ne lui occasionnaient pas de retard.

Dès son premier voyage, l’Alert avait eu pour commandant le capitaine Paxton, pour second le lieutenant Davis, pour équipage, neuf hommes, personnel suffisant à manœuvrer un voilier de ce tonnage. Lors de la deuxième traversée, de Liverpool à Calcutta, ce personnel n’avait reçu aucune modification : mêmes officiers, mêmes matelots. Tel il avait été, tel il serait pour cette campagne