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Yves fit main basse sur les provisions, très délibérément. Oui, on mangerait, car lui aussi avait faim, terriblement faim, et d’ailleurs, pourquoi économiser, puisque papa, grand-père et maman Manon allaient venir ? Il en était sûr. Comme il les embrasserait ! Dire qu’il avait cru un instant ne les revoir jamais, ni le château, ni Jeannie, ni Charlik, ni le bon Médor de papa, aux si bons yeux et aux longues oreilles velues, ni le village qui lui paraissait si joli maintenant, en y pensant, ni tout, la mer, le ciel, tout ce qu’il ne songeait même pas qu’il possédât quand il était libre et dont à présent il sentait la perte, comme s’il en était le propriétaire.

« Ah ! oui, mangeons, pour le coup !…

— T’as beaucoup des bonnes choses ?

— Tu vas voir. »

Yves étala toutes ses richesses.

« Encore du gâteau ! J’aime bien les crêpes, mais quand elles sont chaudes.

— Tu les mangeras froides, pour une fois… Comment t’appelles-tu ?

— Manette. Et toi ?

— Moi, Yves, Yvon, Yvonnaïk, comme tu voudras. Tout ça, ça veut dire, moi, Yves de Valjacquelein.

— Tu es grand, Yvon, fit la petite Manette en le regardant avec une fixité singulière. Voudrais bien que tu me fasses jouer, mais pas ici. J’en ai assez de jouer à la prison.

— Puisque je te dis que mon papa va venir.

— Et dame Kornik aussi va venir ?

— Oui. Tout notre monde viendra. Tu verras comme elle est bonne, maman Manon.

— C’est ta maman ?

— Non, c’est ma sœur, répondit tristement le jeune garçon. Où est-elle, ta maman à toi ?

— Partie. Elle a dit qu’elle allait à Paris chercher papa.

— Ah ! Et qui est-ce qu’il est, ton papa ?

— Il est marquis.

— Mais comment, pourquoi es-tu venue à Penhoël ?

— Pour le Pardon, je t’ai dit, avec dame Kornik.

— Mais qu’est-ce que c’est que dame Kornik ? Ta nourrice ?

— J’ai pas de nourrice. Je suis pas une toute petite. Je suis pas si grande que toi, mais je suis grande.

— Quel âge as-tu ?

— J’ai sept ans. Maman m’a dit, quand elle est partie, que j’étais grande et qu’il fallait être sage.

— Alors, ta maman, en partant, t’a laissée à la dame à cornes ?

— C’est pas elle qu’a des cornes, c’est les bœufs de Kornik. Et puis, c’est pas à Kornik qu’on m’a laissée. Je ne connaissais pas Kornik, et maman ne le connaissait pas non plus. Maman m’a envoyée avec Mathieu, l’intendant, vers une dame, une belle dame qui devait me garder, et puis, quand je suis arrivée chez elle avec Mathieu et que j’ai vu la belle dame, elle avait l’air méchant. J’ai pas voulu l’embrasser. Je me suis cachée derrière Mathieu. Et puis, la belle dame m’a grondée quand je suis restée près d’elle. Alors j’ai pleuré.

— Et tu l’as battue, comme moi, hier ? ajouta Yvon en riant.

— Non, je l’ai pas battue, la dame, j’avais peur d’elle.

— Alors, tu n’as pas peur de moi ?

— Non, grand Yvon ; toi, tu as des bons yeux.

— Et pourquoi n’es-tu pas restée avec la belle dame ?

— Je disais toujours que je voulais m’en aller.

— Tu dis donc toujours que tu veux t’en aller ?

— Je veux toujours m’en aller quand on n’est pas bien.

— Alors, tu es allée chez les Kornik. Qui c’est, les Kornik ?

— Je sais pas. Ils ont des bœufs et puis des chevaux, et toutes sortes de bêtes dans une grande maison. Je me suis amusée, parce qu’on coupait le blé. Il y avait des coquelicots.