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Bref, quand revint le printemps, elle se trouva enfouie sous quelques poignées de sable, d’où nul ne s’avisa de la retirer. Ses compagnes furent enlevées, la cave fut fermée et notre pauvre solanée continua d’être tristement ensevelie dans une ombre humide, où se noyaient quelques pâles rayons lumineux qui s’y glissaient pendant les chaudes heures de la journée.

Peut-on se faire une idée de ce qu’éprouva la prisonnière affamée, altérée de soleil ? Comment se formule la souffrance dans les organismes inférieurs, et où s’arrête, ou, plutôt, jusqu’où s’étend la douleur confuse… douleur non, le malaise vague, sans doute, que sais-je ? De quel nom qualifier l’inconnu, l’indéfinissable ?

Notre pomme de terre languissait donc dans les ténèbres ; mais la vie même élémentaire abdique difficilement. En dépit de tout obstacle, la prisonnière se mit à pousser avec courage, plus encore, avec une telle énergie, qu’au bout de quelques semaines une longue tige rampait à ses côtés sur le sable. Toutefois, cette tige était blanche, la lumière lui ayant fait défaut. Elle ressemblait à ces chlorotiques dont le sang appauvri manque de globules colorants.

N’importe, elle s’allongeait ; mais que faire et où aller, quand rien n’attire, quand les jours ressemblent aux nuits et que l’on s’épuise vainement à chercher, dans l’ombre éternelle, quelques-uns de ces brillants et chauds rayons dont le soleil est si prodigue en pleine campagne ? … Lorsqu’un jour, voilà qu’une lueur subite se répand dans la cave. Une petite porte vermoulue qui fermait une lucarne s’était subitement détachée de ses gonds…

Eh bien, cette lueur, il faut la saisir au passage, se dit sans doute la prisonnière ; cette lucarne, il faut l’atteindre !

L’atteindre… mais comment ? Elle est haute ; la pierre est glissante. Où donc s’accrocher, et surtout comment grandir assez ?…

Il n’est pas d’obstacle pour l’héroïsme, et puis, que ne ferait-on pas quand on a l’espérance de revoir la lumière et de reconquérir sa liberté ?… Au surplus, n’y a-t-il pas là une vieille planche dressée contre la muraille, plus haut, un grand crochet rouillé, au-dessus, une grosse pierre faisant saillie ?… À l’escalade alors ! Et voilà notre solanée qui se hisse le long de la planche, s’allonge, s’accroche à la ferraille, s’appuie à la pierre… et enfin, gloire et triomphe ! atteint à la lucarne, où elle passe la tête et s’engage résolument. Quelques semaines avaient été employées à cette expédition prodigieuse ; mais aussi, quelle ivresse maintenant de respirer, de s’étaler et de verdir en plein soleil !

Nous voudrions pouvoir nous arrêter, terminer ici notre histoire… il faut aller jusqu’au bout et dire la vérité, bien que cette vérité soit lamentable.

À peine quelques jours s’étaient-ils écoulés depuis l’évasion de notre prisonnière, qu’un jardinier brutal s’arrêta devant la lucarne, s’étonna de voir une pomme de terre sortir d’un mur, s’approcha, trouva la chose invraisemblable et, ne pouvant comprendre…, arracha violemment la tête !

Le reste de la tige décapitée, mutilée pour jamais, retomba inerte dans les ténèbres profondes. Elle en mourut, la pauvre plante.

Grandir, travailler, s’élever d’obstacle en obstacle, atteindre à peine le but et puis mourir — n’est-ce point là le symbole, hélas ! d’innombrables destinées humaines, et combien serait-ce lamentable… s’il n’y avait autre chose, s’il n’y avait l’au-delà, c’est-à-dire l’aurore incoercible, victorieuse, et renaissant après la nuit lugubre !…

Ed. Grimard.

(La suite prochainement.)