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ÉD. GRIMARD

de très justes inquiétudes. Cela indiquait une atmosphère pure de toute électricité, un de ces « temps pourris », disent les marins, desquels il n’y a rien à espérer, et qui peuvent se prolonger pendant plusieurs jours.

Quoi qu’il en fût, le seul parti, pour l’instant, c’était d’attendre, et c’est ce que Harry Markel se contenta de répondre. Le moment venu, on déciderait s’il conviendrait ou non d’abandonner l’Alert et de se réfugier sur quelque point de l’anse Farmar, afin de gagner la campagne. En tout cas, les fugitifs se précautionneraient de vivres, après avoir fait main basse sur l’argent renfermé dans les tiroirs du capitaine ou dans les sacs de ses matelots. On revêtirait les habits de l’équipage trouvés dans le poste, — tenue moins suspecte que celle des échappés de Queenstown. Ainsi, munis d’argent et de provisions, qui sait s’ils ne parviendraient pas à déjouer les recherches de la police, à s’embarquer dans quelque autre port de l’Irlande, à se mettre en sûreté sur un autre point du continent ?…

Donc, il y avait cinq ou six heures à passer avant toute décision. Harry Markel et sa bande, traqués par les constables, étaient rompus de fatigue, lorsqu’ils arrivèrent à bord de l’Alert. En outre, ils mouraient de faim. Dès qu’ils furent les maîtres du navire, leur premier soin fut de se procurer quelque nourriture.

Celui d’entre eux qui était naturellement désigné pour cette besogne, c’était Ranyah Cogh. Il alluma un fanal, il visita la cuisine, en avant du mât de misaine, et la cambuse, située sous le carré, à laquelle on descendait par un capot. D’ailleurs, la cale, approvisionnée largement en vue du voyage d’aller et retour, suffirait même à la traversée de l’Alert jusqu’aux mers du Pacifique. Ranyah Cogh trouva tout ce qu’il fallait pour calmer la faim de ses compagnons, leur soif aussi : le brandy, le wisky et le gin ne manquaient point.

Cela fait, Harry Markel, qui avait pris sa part du repas, donna l’ordre à John Carpenter et aux autres d’échanger leurs habits contre ceux des matelots dont les corps gisaient sur le pont. Puis, ils iraient dormir en quelque coin, même dans le poste, en attendant qu’on les réveillât s’il y avait lieu de hisser les voiles.

Jules Verne.

(La suite prochainement.)

MONOGRAPHIES VÉGÉTALES[1]

LES PLANTES CÉLÈBRES OU LÉGENDAIRES
Histoire dramatique d’une pomme de terre

Elle était grosse, mamelonnée, colorée de ces belles teintes unies qui, chez une pomme de terre de bonne origine, sont le témoignage d’une parfaite santé. Un cri de joie l’avait accueillie, alors que, soulevée par le soc de la charrue, elle avait pour ainsi dire jailli toute jaune d’une énorme motte de terre noirâtre. Elle avait été mise de côté « pour semence », comme on dit à la campagne ; mais, hélas, les plus superbes pommes de terre, pas plus que les humains eux-mêmes, ne sont maîtresses de leur destinée.

Par suite de quel enchaînement de circonstances passa-t-elle de la terre dans le tablier d’une fillette, du tablier dans un tombereau, du tombereau dans une hotte, puis de la hotte, enfin, dans une cave, où elle demeura tout l’hiver en compagnie de beaucoup de ses pareilles, voilà qui serait beaucoup trop long à raconter et qui d’ailleurs se devine de reste.

  1. Voir les nos 137 et suivants.