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JULES VERNE

« Pas de vent de quoi remplir mon chapeau ! » s’écria John Carpenter, en accompagnant cette remarque des plus effroyables jurons.

Il ne fallait donc pas songer à l’appareillage. Les voiles inertes auraient pendu le long des mâts, et le navire, entraîné par le flot, eût dérivé à travers la baie jusqu’au port de Queenstown.

En général, lorsque la marée commence à se faire sentir, les eaux du large amènent un peu de brise, et, bien que cette brise eût été contraire, Harrv Markel, en louvoyant, aurait pu essayer de sortir. Le maître d’équipage connaissait assez ces parages pour ne point compromettre sa marche, et, une fois dehors, l’Alert aurait pu se tenir en bonne position pour profiter des premiers souffles. À plusieurs reprises, John Carpenter se hissa dans la mâture. Peut-être l’anse, abritée par de hautes falaises, arrêtait-elle le vent… Non, rien, et la girouette du grand mat demeurait immobile.

Cependant tout espoir n’était pas perdu, même si le vent ne se reprenait point avant le jour. Il était dix heures à peine. Après minuit, la marée renverserait. À ce moment, profitant du jusant, Harry Markel pourrait-il tenter de donner en mer ?… Aidé de ses embarcations, montées par tous les hommes et qui le prendraient à la remorque, l’Alert parviendrait-il à sortir de la baie ?… Et sans doute Harry Markel et John Carpenter avaient songé à cet expédient. Il est vrai, qu’arriverait-il si le bâtiment restait encalminé ?… Lorsque les passagers ne trouveraient plus le navire, ils reviendraient au port… On apprendrait que l’Alert avait appareillé… On le chercherait dans la baie… Et si le bureau maritime envoyait une chaloupe à vapeur pour le rejoindre au delà de Roche-Point ?… Quel péril ne courraient pas alors Harry Markel et ses compagnons ?… Leur navire immobilisé serait reconnu, accosté, visité… C’était l’arrestation immédiate… C’était la police mise au courant du drame sanglant qui avait coûté la vie au capitaine Paxton et à son équipage !…

On le voit, il y avait un réel danger à partir, puisque l’Alert n’était pas assuré de faire route ; mais il y en avait un non moins réel à stationner dans l’anse Farmar. À cette époque de l’année, en effet, les calmes pouvaient se prolonger durant plusieurs jours.

Dans tous les cas il fallait prendre un parti.

Si la brise ne se levait pas dans la nuit, si tout appareillage était impossible, Harry Markel et ses compagnons devraient-ils abandonner le navire, embarquer dans le canot, gagner le fond de l’anse, se jeter à travers la campagne avec l’espoir d’échapper aux recherches de la police, et, ce coup manqué, en tenter un autre ?… Peut-être, après avoir trouvé refuge dans quelque anfractuosité du littoral pour la journée, auraient-ils pu attendre la reprise du vent, et, la nuit venue, retourner à bord ?… Mais lorsque les passagers se présenteraient dans la matinée du lendemain au bâtiment abandonné, ils reviendraient à Queenstown. On enverrait immédiatement des hommes saisir l’Alert et le ramener au port.

C’est donc de ces diverses questions que Harry Markel, le maître d’équipage et Corty s’entretenaient, tandis que leurs compagnons restaient groupés sur le gaillard d’avant.

« Chien de vent !… répétait John Carpenter. On en a trop quand on n’en veut pas, et pas assez quand on en veut !…

— Et si le flot n’en amène pas, ajouta Corty, ce n’est pas avec le jusant qu’il soufflera de terre…

— Et le canot qui va embarquer demain matin son chargement de passagers !… s’écria le maître d’équipage. Faudra-t-il les attendre ? …

— Qui sait, John ?…

— Après tout, déclara John Carpenter, ils ne sont qu’une dizaine… suivant ce qu’a dit le journal, des jeunes garçons avec leur pro-