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due dans le pays, de tous ces gens que les deux disparitions successives d’enfants devaient exciter à les chercher, dès le moment que cette petite fille avait cessé tout à coup d’être là. Et, en effet, beaucoup de gens se livrèrent à des investigations ce soir-là ; mais tout le monde pensa à la mer, ou à une chute de la falaise au pied des roches. C’est au bas de la falaise que l’on fouilla minutieusement les moindres coins et recoins, s’attendant à y découvrir des petits corps sans vie. Yves ne songea pas à cela. Espérant, il voyait en imagination les gens du Pardon, sur la falaise, occupés à fureter, et, sans hésitation, il recommença à crier au secours de toutes ses forces.

« Pourquoi vous criez ? pourquoi vous criez ? demandait Manette, confusément inquiète, puisque c’est pour jouer ?

— Si nous crions, on viendra plus tôt, expliqua Yves, criez aussi. »

Manette poussa quelques petits cris faibles, mais presque aussitôt elle dit :

« Ça m’amuse pas de crier, j’aime mieux m’en aller.

— Tout à l’heure, laissez-moi faire, » dit Yves.

Et, la gorge tournée vers l’orifice, la tête levée, il continua de s’égosiller.

Il continua jusqu’à s’enrouer, s’arrêtant, reprenant ses appels, pendant que Manette pleurante, se pendait après lui, en disant :

« Je veux remonter ! Je veux m’en aller ! »

Et comme il avait cessé de répondre, ne sachant que lui dire et, pour la ménager, ne lui expliquant pas l’impossibilité de remonter, Manette, prise de colère, se mit à le battre tant qu’elle put, en pleurant et en répétant :

« Pourquoi vous m’avez amenée dans ce trou ? Vous êtes un méchant. »

Et elle se laissa tomber à terre, et se roula et sanglota comme une pauvre petite enfant gâtée qu’elle était.

À travers ses larmes, il lui échappa tout à coup : « J’ai faim. »

Yves l’entendit. Il alla chercher un gâteau dans le coin sombre et le tendit à sa compagne de misère.

Manette, qui avait réellement faim, un instant calmée, croqua la grosse pâtisserie bretonne. Yves, en soupirant, lui fit boire aussi quelques gouttes du précieux coco. Il ne mangea rien lui-même, décidé à attendre qu’il eût très faim et calculant, à part lui, combien peu dureraient les maigres provisions, qui les empêchaient de mourir de faim tout de suite.

Il cria, cria, s’arrêtant lorsqu’il était trop essoufflé et recommençant dès qu’il le pouvait. Et ce fut ainsi toute cette fin de journée de pardon, jour de fête.

De guerre lasse, Manette s’était endormie sur le sable. Elle était si fatiguée qu’elle ne se réveilla pas quand Yves la transporta sur le varech, et pas davantage au bruit des hurlements du malheureux garçon.

La lueur blanche et verdâtre qui tombait du ciel, tamisée par la couverture de plantes grimpantes au-dessus du puits, s’éteignit. Yves comprit que la nuit venait. Il n’arrêta pas encore ses appels de désespéré, que personne n’entendit et ne pouvait entendre.

Lorsqu’il cessa enfin, brisé, deux larmes coulèrent de ses yeux, dans l’ombre profonde.

Tout était fini. Il le sentait, cette fois. Il n’y avait plus aucune chance de salut, d’intervention. C’était l’enterrement. C’était la mort, et, avec la mort, avant la mort, les tortures de la faim et de la soif. Et, maintenant, ils étaient deux, deux pauvres enfants irrévocablement destinés à ce supplice. Comme ils étaient deux, le supplice de la faim et de la soif commencerait bien plus tôt.

Yvon aussi avait faim. Il mangea la moitié d’un gâteau et une pomme. Après ce « repas », il restait quelques pommes, deux gâteaux et demi et trois crêpes de blé noir enveloppées dans un morceau de parchemin…

Et si quelque animal, la nuit, s’introduisait dans la grotte et mangeait ces derniers vivres ?…