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la peau grise, et dont les hanches avaient l’air de porte-manteaux, broutait l’herbe du fossé. Sur un petit trépied rouillé cuisaient des pommes de terre dans une marmite de fonte. Autour du feu, l’air triste et famélique, couvant le pauvre repas du regard, étaient cinq personnes. Le père, souleveur de poids, avaleur de sabres, et coutumier de jongler avec ses deux fils comme il eût fait avec des boules, étalait sa musculature de géant, étendu sur l’herbe. Il avait gardé son maillot sous un mauvais paletot rapiécé. Les deux gamins, dans des souquenilles usées, coiffés de vieux tricornes déformés et lamentables, étaient assis, les genoux dans les mains, près de la mère, qui entretenait le feu à grand’peine à l’aide de brindilles trop vertes ramassées en chemin, exhalant une fumée lourde. Un vieux saltimbanque en retraite complétait la famille. Le chevalier, de caractère bouillant et emporté, arriva sur ces gens comme une bombe. Sans réfléchir, sans les examiner, il cria : « Vous allez me dire ce que vous avez fait des deux enfants !

— Monseigneur, fit le géant en se levant, très humble, si c’est de nos fils que vous voulez parler, les voilà tous les deux. Je ne les ai pas assassinés, bien qu’ils soient difficiles à nourrir.

— Ne me racontez pas de balivernes, misérable ! Vous avez enlevé un petit garçon et une petite fille, aux environs de Penhoël, pendant le Pardon. Je le sais. Où sont-ils ?

— Hélas ! monseigneur, je n’ai rien enlevé du tout à Penhoël. Rien. Pas même un sou. Vos vassaux nous regardent faire des tours, ils donnent à leurs mendiants, mais ils ne lâchent guère leurs sous à ceux qui travaillent comme nous.

— Trêve de mensonges et de sornettes. Où sont les enfants ?


— Monseigneur, je vois que vous m’en voulez. Il est bien sûr que vous pouvez tout contre un pauvre homme comme moi… Pourquoi croire que j’aie volé quelque chose ? Je n’ai rien pris ; ni enfant, ni argent, ni même une poule, à Penhoël, ni ailleurs. En fait d’enfants, je n’ai que les miens, comme je vous le dis, et c’est déjà bien assez. D’ailleurs où les cacherais-je ces enfants volés ?’t a pas tant de friperie dans la voiture, vous pouvez regarder. »

Le ton et les paroles sensées du pauvre diable commençaient à impressionner le chevalier. Il sentait de la vérité dans ces réponses. Dès lors, le mystère, qu’il avait cru éclairci, de la disparition d’Yves, s’épaississait de nouveau, et l’angoisse revenait avec l’ombre. Le châtelain jeta un coup d’œil dans la roulotte. Elle ne contenait guère que deux paillasses et des loques. Il interrogea encore :

« Il n’y a pourtant que vous qui puissiez être cause de la disparition de ces deux enfants. Pourquoi vous en allez-vous avant la fin du Pardon au lieu de rester à faire vos tours sur la place ?

— Monseigneur, j’ai donné spectacle plusieurs fois depuis hier et j’ai récolté juste un sou. Je m’en vais sur Saint-Triel, où il y a une foire après-demain, et nous n’avons pas trop de temps pour y arriver.

— N’y a-t-il pas des gens à qui vous auriez remis ces enfants après les avoir volés ? Si c’est vrai, rendez-les-moi, je vous engage ma parole de vous laisser aller vous faire pendre ailleurs et je vous baille cinquante écus. »

À ce mot, toute la famille se leva comme mue par un ressort :

« Cinquante écus ! s’écria le géant, ah ! Monseigneur, je les ai pas vus, vos enfants, mais je vas les trouver. S’il y a des enfants de perdus, ça se retrouve. Nous les retrouverons. Si seulement vous voulez me jeter de quoi ne pas mourir de faim ces deux jours qui viennent, je renonce à la foire de Saint-Triel et je me mets à les chercher, les chérubins. Et ce ne sera pas long de les déterrer !…

Le chevalier n’avait plus de doutes.