Page:Henry George - Progrès et Pauvreté.djvu/295

Cette page n’a pas encore été corrigée

Je ne suis pas un admirateur sentimental de la vie sauvage. Je ne prends pas mes idées parmi les enfants de la nature de Rousseau, Chateaubriand ou Cooper. J’ai conscience de la pauvreté matérielle et mentale de cette vie, du rang inférieur qu’elle occupe. Je crois que la civilisation est non seulement la destinée naturelle de l’homme, mais l’affranchissement, l’élévation, le raffinement de toutes ses facultés, et je pense que ce n’est que se trouvant dans une disposition d’humeur à envier le bœuf ruminant, que l’homme jouissant des avantages de la civilisation peut considérer avec regret l’état sauvage. Néanmoins, je crois que quiconque ouvre les yeux aux faits, ne peut résister à cette conclusion qu’il y a au cœur de notre civilisation des classes entières d’hommes dont la condition est telle que le sauvage ne voudrait pas échanger sa vie contre la leur. Je crois fermement que si l’on donnait à un homme, au seuil de l’existence, le choix de vivre parmi les Fuégiens, les noirs de l’Australie, les Esquimaux du Cercle Arctique, ou parmi les basses classes d’un pays très civilisé comme la Grande-Bretagne, il ferait un choix bien meilleur en prenant le lot du sauvage. Car ces classes qui, au milieu de la richesse, sont condamnées à la misère, souffrent toutes les privations du sauvage sans avoir comme lui le sentiment de la liberté personnelle ; elles sont condamnées à vivre plus étroitement, plus petitement que lui, sans pouvoir développer les mêmes grossières vertus ; si leur horizon est plus étendu, ce n’est que pour leur révéler des bonheurs dont elles ne peuvent jouir.

Quelques personnes trouveront que j’exagère, mais c’est qu’elles n’ont jamais souffert elles-mêmes, et que par conséquent elles ne comprennent pas la vraie condition de ces classes que presse l’éperon d’acier de la civilisation moderne. Comme le dit Tocqueville dans une de ses lettres à Mme Swetchine : « Nous devenons si vite indifférents à la pensée d’un besoin que nous ne sentons pas, qu’un mal qui grandit pour le patient, à mesure qu’il dure, devient moindre pour l’observateur par le