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Mais la grande cause du triomphe de cette théorie c’est qu’au lieu de menacer quelque droit établi, ou d’aller contre quelque intérêt puissant, elle est éminemment agréable et rassurante pour les classes qui, ayant en main la force que donne la richesse, dominent la pensée. Dans un temps où les vieux appuis s’écroulaient, elle vint à la rescousse des privilèges spéciaux par lesquels un petit nombre monopolise la plus grande partie des bonnes choses de ce monde, donnant une cause naturelle au besoin et à la misère qui, si on les avait attribués aux institutions politiques, auraient condamné tout gouvernement sous lequel on les aurait trouvés. L’Essai sur la population était ouvertement une réponse à l’Enquête sur la Justice politique de William Godwin, ouvrage qui affirmait le principe de l’égalité humaine ; et son but était de justifier l’inégalité existante en en attribuant la responsabilité non aux institutions humaines, mais aux lois du Créateur. Il n’y avait rien de neuf là-dedans, car Wallace, près de quarante ans auparavant avait signalé le danger d’une multiplication excessive comme étant la réponse aux demandes de justice et de distribution égale de la richesse ; mais les circonstances firent que la même idée, présentée par Malthus, fut particulièrement agréable à la classe influente chez laquelle l’explosion de la Révolution française avait fait naître une crainte excessive de toute mise en question de l’état actuel des choses.

Aujourd’hui comme alors, la doctrine de Malthus prévient toute demande de réforme, et met l’égoïsme à l’abri de toute question de la conscience, en proclamant l’existence d’une nécessité inévitable. Elle fournit une philosophie grâce à laquelle le riche peut quand il dîne chasser l’image de Lazare qui meurt de faim devant sa porte ; grâce à laquelle le riche peut, la conscience tranquille, boutonner ses poches quand le pauvre demande une aumône, et le chrétien opulent s’incliner le dimanche sur son banc confortable pour implorer les dons du Père universel, sans se sentir aucunement responsable de la misère