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de nos efforts et de ceux de nos contemporains, et même de ceux de nos devanciers et de nos successeurs. On comprend qu'on n'est qu'un soldat, qu'un petit fragment d'un tout. C'est ce même sentiment de la discipline qui façonne les consciences militaires, et qui métamorphose à tel point l’âme fruste d'un paysan ou l’âme sans scrupule d’un aventurier, qu'elle les rend capables de tous les héroïsmes et de tous les dévouements. Dans des conditions bien différentes, il peut exercer d'une façon analogue une action bienfaisante. Nous sentons que nous travaillons pour l'humanité, et l'humanité nous en devient plus chère.

Voilà le pour et voici le contre. Si la science ne nous apparaît plus comme impuissante sur les cœurs, comme indifférente en morale, ne pourra-t-elle pas avoir une influence nuisible aussi bien qu'une influence utile ? Et d'abord toute passion est exclusive ; ne va-t-elle pas nous faire perdre de vue tout ce qui n'est pas elle ; l'amour de la vérité est sans doute une grande chose ; mais la belle affaire si, pour la poursuivre, nous sacrifions des objets infiniment plus précieux comme la bonté, la pitié, l'amour du prochain. À la nouvelle d'une catastrophe quelconque, d'un tremblement de terre, nous oublierons les souffrances des victimes pour ne penser qu'à la direction et à l'amplitude des secousses ; nous y verrons presque une