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invoquent l'intercession d'un député suffisamment puissant ?

La science, comme l'a dit Aristote, a pour objet le général ; en présence d'un fait particulier, elle voudra connaître la loi générale, aspirera à une généralisation de plus en plus étendue. Il n'y a là, semble-t-il au premier abord, qu'une habitude intellectuelle; mais les habitudes intellectuelles ont aussi leur retentissement moral. Si vous vous êtes accoutumés à faire peu de cas du particulier, de l'accidentel, parce que votre intelligence ne s'y intéressera plus, vous serez naturellement portés à n'y attacher que peu de prix, à n'y pas voir un objet désirable, et à le sacrifier sans peine. À force de regarder de loin, on devient presbyte pour ainsi dire, on ne voit plus ce qui est petit, et, ne le voyant plus, on n'est pas exposé à en faire le but de sa vie. Ainsi on se trouvera naturellement enclin à subordonner les intérêts particuliers aux intérêts généraux, et c'est bien là encore une morale.

Et puis la science nous rend un autre service ; elle est une œuvre collective, et elle ne peut être autre chose ; elle est comme un monument dont la construction demande des siècles et où chacun doit apporter sa pierre ; et cette pierre lui coûte parfois toute sa vie. Elle nous donne donc le sentiment de la coopération nécessaire, de la solidarité