Page:Henri Poincaré - Dernières pensées, 1920.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aucune science ne peut nous la fournir. Bien plus, la morale de l'intérêt bien entendu, elle-même, celle de l'égoïsme serait impuissante, puisque, après tout, il n'est pas certain qu'il convienne d'être égoïste et qu'il y a des gens qui ne le sont point.

Toute morale dogmatique, toute morale démonstrative est donc vouée d'avance à un échec certain; elle est comme une machine où il n'y aurait que des transmissions de mouvement et pas d'énergie motrice. Le moteur moral, celui qui peut mettre en branle tout l'appareil des bielles et des engrenages, ce ne peut être qu'un sentiment. On ne peut pas nous démontrer que nous devons avoir pitié des malheureux, mais qu'on nous mette en présence de misères imméritées, spectacle qui n'est, hélas ! que trop fréquent, et nous nous sentirons soulevés par un sentiment de révolte ; je ne sais quelle énergie se lèvera en nous, qui n'écoutera aucun raisonnement et qui nous entraînera irrésistiblement et comme malgré nous.

On ne peut pas démontrer qu'on doit obéir à un Dieu, quand même on nous prouverait qu'il est tout-puissant et qu'il peut nous écraser ; quand même on nous prouverait qu'il est bon et que nous lui devons de la reconnaissance ; il y a des gens qui croient que le droit à l'ingratitude est la plus précieuse de toutes les libertés. Mais si nous aimons