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[1583. — 12 août.]

Imprimé. — Mémoires de messire Philippes de Mornay, etc. t. IV Supplém. p. 175, Amsterdam, Louis Elzevier, 1651, in-4o.


[AU ROY, MON SOUVERAIN SEIGNEUR.]

[1] Monseigneur, J’ay receu la lettre qu’il a pleu à Vostre Majesté m’escrire du ive de ce mois, et ne sçay par quel service je puisse jamais recognoistre le soing singulier qu’il vous plaist avoir de chose

  1. « Faite par M. du Plessis. » (Mémoires de Mornay.)
    Pendant six mois la France entière et même l’Europe s’occupèrent de l’événement qui fait le sujet de cette lettre, l’un des plus scandaleux qui soient consignés dans les annales des cours. La reine Marguerite, que nous avons vu revenir à Paris en mars 1582, ne sut point s’y tenir paisible. Elle haïssait autant le Roi son frère qu’elle aimait le duc d’Alençon. Les mœurs de Henri III devinrent pour elle le sujet de continuelles épigrammes, et elle avait tous les moyens d’en acérer les traits ; car Busbec dit de cette princesse : « Neque voluntas, neque malitia ei deest, et abundat ingenio. » (Epist. xxiii.) Malheureusement elle était loin de mener une vie assez irréprochable pour ne pas offrir des occasions de sanglantes représailles à un frère qui faisait épier toutes ses actions. Il paraît que le récit de ses désordres était le sujet d’une lettre que le Roi écrivait à Rome au duc de Joyeuse. Voici ce que raconte Busbec sur le tragique épisode qui s’ensuivit : « Erat..... quidam ob dexteritatem in regiis mandatis et litteris perferendis notissimus, neque enim erat quisquam cui Rex magis fideret, aut cui rectius committi putaret. Hunc miserat ad ducem Joysium trans Alpes, cum litteris sua manu scriptis, bene prolixis, duorum quippe foliorum. Sed cum esset non multum progressus, incidit in quatuor equites, qui iter ejus observabant, qui multis vulneribus confosso litteras Regis abstulerunt. » (Epist. xxii.) Busbec se contente d’abord de raconter à l’Empereur la première nouvelle d’un acte si audacieux ; mais un peu plus tard il ajoute : « Satis constat Regem exacerbatum cæde ejus tabellarii, quem ad ducem Joysium missum alias scripsi (quam non sine conscientia sororis perpetratam suspicabatur), eo iratum processisse. » (Epist. xxix.) La colère de Henri III ne connut plus de bornes ; et nous recourrons encore une fois au récit de l’excellent auteur contemporain, si précieux pour les années auxquelles nous sommes parvenus. « Rex sororem suam, reginam Navarræ, palam multis audientibus graviter increpuit, quod vitam degeret turpem et flagitiis contaminatam. Commemorat memoriter mœchorum introductiones, quibus illa consuevisset. Etiam puerum sine mariti opera natum objectavit ; eaque omnia suis temporibus, et reliquis rebus ita notata, ut ipse interfuisse videretur, et reginam ea magis confiteri puderet quam confutare posset. Finis orationis fuit, ut eam statim Lutetia migrare juberet, urbemque sua contagione liberare. » (Epist. xxiii.)
    Dès le lendemain matin Marguerite sortit de Paris en toute hâte, en s’écriant qu’elle était, avec la reine d’Écosse, la princesse la plus malheureuse du monde. Non-seulement elle n’avait rien du somptueux cortège qu’elle traînait ordinairement à sa suite ; mais à peine quelques laquais suivaient sa litière, où elle était accompagnée de son médecin, de madame de Duras et de mademoiselle de Béthune, ses deux premières dames, et d’une chambrière de confiance nommée Barbe. Au Bourg-la-Reine, où elle fit sa première halte, elle vit passer le Roi, qui ne s’arrêta pas et ne daigna pas même la regarder. Un peu plus loing, entre Saint-Cler et Palaiseau, un capitaine des gardes, accompagné d’une troupe d’arquebusiers, arrêta sa litière, la visita, en fit descendre ceux qui accompagnaient la reine, arracha leurs masques de voyage à madame de Duras et à mademoiselle de Béthune, les souffleta ; et Marguerite elle-même, pour n’être pas exposée à se voir maltraiter personnellement, fut obligée d’obéir à l’injonction du capitaine des gardes : « Madame, démasquez-vous. » Elle resta presque seule sur la route. Les personnes de sa suite, arrêtées avec d’autres restées Paris, furent conduites à l’abbaye de Ferrières, où, interrogées par le Roi lui-même, quelque pressées qu’elles fussent, elles n’articulèrent rien qui pût nuire à leur maitresse.
    Henri III comprit presque aussitôt à quel excès la colère l’avait emporté, et il envoya un de ses valets de garde-robe porter à son beau-frère la lettre à laquelle le roi de Navarre fit aussitôt la réponse qu’on lit ici. Cette lettre de Henri III passait sous silence le plus grave de l’affaire. Il n’y était guère question que de madame de Duras et de mademoiselle de Béthune, qu’il disait avoir chassées d’auprès de sa sœur, comme vermine tres pernicieuse. Ces dames avaient en effet une si mauvaise réputation, que tous ceux qui prirent part aux longues négociations qui s’ensuivirent, soit au nom du Roi, soit au nom du roi de Navarre, semblent s’être attachés à renchérir à qui exprimerait pour elles plus de mépris. Elles furent renvoyées, la première à son mari, la seconde à son frère. La liberté fut rendue aux autres serviteurs de Marguerite.
    Mais l’éclat avait été trop grand pour que le roi de Navarre ne sût pas bientôt toute la vérité. Il assembla aussitôt son conseil, et on y reconnut qu’il avait droit d’exiger ou la plus solennelle réparation ou la condamnation publique de sa femme. La première personne que ce prince envoya à la cour, avec ses instructions, fut d’Aubigné, qui le rapporte dans trois de ses ouvrages, en se vantant des rodomontades extravagantes qu’il adressa à Henri III. Du Plessis-Mornay lui succéda à presque aussitôt, et, dans le récit très-détaillé qu’il nous a laissé de sa négociation,non-seulement il ne fait aucune mention de d’Aubigné, mais on pourrait conclure implicitement de ses expressions que personne ne fut envoyé avant lui. « Le roi de Navarre parla premierement, dit-il, d’y envoyer le sieur de Frontenac ; puis se resolut du sieur du Plessis, qu’il ne vouloit au commencement nommer, craignant quelque danger, lequel partit de Nerac le 17 aoust. » On était fort embarrassé de concilier ces deux témoignages. Opposée à celui de Mornay, la véracité de d’Aubigné, souvent mise en doute, se trouvait fort compromise, quoiqu’il fût très-invraisemblable de supposer que d’Aubigné eût inventé un tel récit, du vivant du duc d’Épernon, son ennemi, qui avait été initié aux plus secrets détails de cette affaire. L’annotateur de la Confession de Sancy voyait là une difficulté inextricable : « Dans cette ambassade, disait-il, voici deux nouveaux Sosies. » (Remarques sur le chap. VII.)
    Mais en comparant avec attention tout ce qui a été imprimé dans les ouvrages contemporains, avec l’autorité de pièces authentiques, conservées en manuscrit à la Bibliothèque, j’ai acquis la preuve que ces deux missions eurent lieu. Car, dans l’entretien que Bellièvre rapporte avoir eu avec le roi de Navarre, auquel nous verrons bientôt qu’il fut envoyé pour chercher à réparer le mal, on lit: « Le Roy de Navarre, aprés avoir oui le propos que je lui ay fait entendre de la part du Roy, me dist qu’il n’en estoit aucunement satisfaict, usant par plusieurs fois de ces mots : « Ho ! la maigre satisfaction ; que le Roy luy avoit mandé par les sieurs du Plessis et d’Aubigné, qu’il le rendroit content, etc. » (B. R. Fonds Brienne, Ms. 295, fol. 250 recto.) La mission de d’Aubigné fut suivie de celles d’Yolet et de Pibrac ; de son côté, Henri III, tout en envoyant M. de Bellièvre, traita aussi la question avec M. de Clervant, à qui le roi de Navarre avait donné charge d’aller justifier l’ambassade de Ségur. On peut voir dans le Journal de l’Estoile, à la date du 8 août 1583, le singulier arguinent qu’employait Henri III dans la lettre envoyée par Bellièvre, et le mot plein de verve, mais un peu libre, par lequel le Roi de Navarre accueillit ce message.
    Nous expliquerons plus tard quelles furent les conditions et l’issue définitive des négociations de Bellièvre. Mais nous avons cru devoir présenter d’abord, sous un seul coup d’œil, l’ensemble de cette affaire.