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estoient quasi egaulx) je recevois tant d’honneur, que le lieu du monde où je me plaisois le plus estoit en leur compagnie. Apres avoir demeuré quelque temps en ses pays, elle s’achemina pour venir retrouver Voz Majestez. Mais estant à Nerac, il arriva un gentilhomme de monsieur le prince de Condé, qui luy fit entendre que les ennemis estoient plus forts vers Voz Majestez, et s’estoient bien resolus sans doubte de se desfaire de ceulx qui portoient les armes, afin que plus aiseement ils peussent exterminer les femmes et les enfans, et par ce moyen ruiner du tout nostre maison, et qu’il savoit cela pour certain de bonne part, et que dans quatre ou cinq jours il seroit à la Rochelle avec sa femme et ses enfans. Ce qui esmeut tellement à pitié la Royne ma mere, que, craignant que mesme malheur lui advint, elle se deslibera de les aller trouver à la Rochelle, où elle me mena. Et mon oncle[1] dressant son armée, elle m’envoya

  1. Louis de Bourbon, prince de Condé, dont il vient d’être question, frère du roi Antoine, et septième fils de Charles de Bourbon, duc de Vendôme, et de Françoise d’Alençon, né à Vendôme, le 7 mai 1530, tué après la bataille de Jarnac, le 13 mars 1569. Il s’était déclaré le chef du parti protestant en avril 1562, et pendant les sept années qui suivirent il acquit une célébrité qui lui a fait donner par plusieurs le surnom de Grand. Voici sur la mort de ce prince une lettre de Jeanne d’Albret à son fils, que cet événement plaçait à la tête du parti :
    « Mon filz, Ayant sceu la perte si grande que nous avons faicte de feu monsieur le Prince, vostre oncle, et de tant de gens de bien que particulierement je regrete, je n’ay voulu faillir envoyer devers vous et mon nepveu. Je scais, mon filz, que Dieu vous a donné assez bon jugement pour sentir de quelle importance vous est ceste perte, qui est d’un second père, qui vous conduisoit et favorisoit et tenoit si cher : mais aussi ayant ceste cognoissance, vous devez croire qu’encores qu’il vous ait en cela affligé et chastié, que pour cela il ne vous abandonnera poinct. Feu monsieur vostre oncle vous a laissé la memoire de sa chrestienne vie, son honneste fin pour patron, afin qu’en ensuivant ce zele qu’il avoit à la gloire de Dieu, vous vous rendiez digne nepveu d’un tel oncle et de recognoistre ceste obligation envers vos cousins, et principalement envers celuy d’Anguien, l’aimant comme frere, et nourrissant ensemble une amitié liée par debvoir de sang et religion, qui ne se separe jamais. Vous avez aussy monsr l’Amiral, pour lequel je ne vous fais poinct de nouveau commandement ; vous en savez ma volonté. Encores que l’affliction soit grande, fortifiez-vous en Dieu, et le faictes plus craindre et reverer en vostre camp qu’il n’a esté ; afin qu’en lieu d’un second chastiment que nous meritons bien, il luy plaise, nous faisant misericorde, essuyer les larmes de nos yeulx, et ne permettre que ses ennemis et les nostres se glorifient en blasphemant son nom. Je vous asseure, mon filz, que je suis si triste que je ne le fus jamais guere plus, et ma sœur qui est extremement desolée. Vous ferez bien de luy escrire ung mot pour l’asseurer que vous recognoistrez l’obligation qu’aviez à feu monsieur le Prince, en son endroict et de ses enfans. Oultre ceste grande perte irreparable de mon frere, je regrette tant de gens de bien et mesme des vostres, que je ne vous puis dire ce que j’en souffre. Je supplie Dieu nous consoler tous, mon filz ; vous avez monsr de Beauvoir qui vous conduira en tout. Obeissez luy plus que jamais ; et sur cela je prieray Dieu [vous avoir, mon filz, en sa tres saincte garde].
      « De la Rochelle, le 27 mars [1569].
    « Par vostre bonne mere et amye,
    « Jeanne. »


    Cop. – Biblioth. de Tours, ancien manuscrit des Carmes, coté M, no 50, Lettres historiques, p. 73. Communication de M. le préfet.