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PŒUF.

tion, je demeurai stupide, les bras, les épaules agités d’un tremblement que j’essayais d’arrêter.

— J’ai très faim, dit alors mon père, en ôtant son sabre.

« C’était Pœuf qui ne devait pas avoir faim, lui ! » Nous nous dirigeâmes vers la salle à manger.

La lampe, sur la table servie, me parut circonscrire une pâleur lunaire, et le potage, dans mon assiette, dégager la senteur de Pœuf, senteur de cuir et de vieux soldat qui, maintes fois, m’avait choquée. L’ombre, hors de l’abat-jour, malgré la torridité de l’atmosphère, pesait à mon dos, y promenait de sinueux frissons, m’élançait, m’anéantissait et me traversait d’une fraîcheur de cave. Un moment, je craignis quelque chose, pour mes jambes que je ne voyais pas, j’en repliai même une sous l’autre, — ce qui m’était défendu ! — avec mille précautions ; puis, mon estomac se serrant de plus en plus, je me mis à considérer une tache brillante, reflet de lumière aplatie au bord de mon assiette ; tandis qu’à coups pressés, d’une main, je tapotais la nappe. Et je sentais ma serviette glaciale et irréchauffable.

— Ah çà ! André, tu ne veux donc pas manger ? dit brusquement mon père.

— Si, si, papa, fis-je.

Et retrouvant un peu d’aplomb, tant bien que mal