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pœuf.

larmes de ma vision allant au loin chercher les miennes, larmes sympathiques, je ne tardai pas à larmoyer aussi, tout débordant d’une émotion pénible, difficile à contenir, et d’autant plus violente qu’elle arrivait à son terme, sans surprise et sans astuce enfantine.

Zi, zi, pan… ne cessait de chanter Robert ; mais son tapage malsonnait de plus en plus à mes oreilles, me paraissait dérisoire, ajoutait du déplaisir à mon chagrin.

Et je ne pouvais comprendre que Pœuf, malgré son crime, fût détestable ! J’avais beau me ressasser : il a tué Barrateau, à coups de baïonnette… à coups de baïonnette ! rien n’y faisait ; Pœuf demeurait indemne. Et je le défendais par instinctif sentiment de justice ! et j’estimais qu’il n’avait pas dû tuer pour le plaisir de tuer !

L’adjudant mort, l’adjudant pâle, maculé de sang, l’adjudant, dont je me rappelais la mine victorieuse et les cheveux trop pommadés, m’occasionnait bien quelques frissons, des craintes, une sorte de stupeur à me sentir ainsi son adversaire, au milieu d’opaques ténèbres ; mais cela ne me pénétrait ni ne m’agitait outre mesure. Pœuf seul m’intriguait, forçait ma pitié ; c’était sur le seul Pœuf que je versais de chaudes larmes, de silencieuses larmes ; et rien n’eût été capable d’en divertir mes pensées.