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LX


J’eus un rêve ; — un château de forme colossale
M’apparut, vaporeux, plein d’étranges clartés ;
Dans ses appartements, vertigineux dédale,
Chatoyante cohue, erraient les invités !
Dames et chevaliers, livides d’épouvante,
Criaient, cherchant l’issue en se tordant les mains,
Quand moi-même, entraîné par leur foule mouvante,
Un courant m’emporta dans ce chaos d’humains.

Soudain je me vois seul, et, frémissant de crainte,
Sans comprendre comment tous avaient disparu,
Je parcours en tous sens le fuyant labyrinthe,
Seul, en mon désespoir à chaque pas accru.
Mes deux pieds sont de plomb ; — trouverai-je l’issue ?
Je marche en tâtonnant, fou d’angoisse et d’effroi.
Lorsque la porte enfin dans l’ombre est aperçue
Je veux la franchir, — Dieu ! qu’ai-je vu devant moi !

Ma bien-aimée est là qui m’en défend l’approche,
Triste et l’air soucieux ; — un geste de sa main,
— Est-ce avertissement, ou bien est-ce reproche ? —
Me fait signe et m’exhorte à rebrousser chemin.
De ses regards sortait une étrange lumière,
Qui soudain fascina mon cœur émerveillé ;
Pendant que je tremblais sous leur charme sévère,
Et cependant si plein d’amour,… je m’éveillai.


LXI


Seul avec mon chagrin, j’arpentais à minuit
Le bois sombre où dormaient tous les arbres sans bruit ;
Je les ai réveillés de ma voix indiscrète ;
— De pitié tous, ensemble, ils hochèrent la tête.


LXII


Aux Quatre-Chemins on enterre
Tous ceux qui tranchèrent leurs jours ;
Là pousse une fleur solitaire,
La rieur des damnés sans secours.

Dans la froideur de la nuit brune,
Debout, j’y pleurais tristement ;
La fleur bleue, au clair de la lune.
De loin m’a souri doucement.


LXIII


Partout où je vais, traînant ma détresse,
De spectres affreux, je marche escorté,
Depuis qu’ont mes jours, ô chère maîtresse,
Perdu de tes yeux la douce clarté

Étoiles d’amour, vos charmes propices
Ont fui sans retour mes sombres ennuis ;
Je vois à mes pieds de noirs précipices,
— Prends moi pour jamais, vieux gouffre des nuits.