Page:Heine - Œuvres de Henri Heine, 1910.djvu/273

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Près de leur père aussi sont couchées, couchées sur le dos en rêvant, les filles d’Atta Troll, belles d’innocence comme des lis à quatre pattes.

Quelles tendres pensées s’épanouissent dans l’âme de ces vierges au poil blanc ? Leurs yeux sont humides de pleurs.

La plus jeune surtout paraît profondément émue. Elle sent dans son cœur un transport de bonheur : — éprouve-t-elle la puissance de Cupidon ?

Oui, la flèche du petit dieu a traversé sa fourrure lorsqu’elle a vu… Ô ciel ! celui qu’elle aime, c’est un homme !

C’est un homme, et il s’appelle prince Chenapanski. Dans la grande déroute carliste, un matin, dans la montagne, il passa près d’elle en courant à toutes jambes.

Le malheur d’un héros touche toujours les femmes, et, sur la figure de celui-là, on lisait comme d’habitude la pâle mélancolie, les sombres soucis, le déficit financier.

Tout son pécule de guerre (vingt-deux grosch, monnaie de Prusse), qu’il avait apporté en Espagne, était devenu la proie d’Espartero.

Il n’avait pas même sauvé sa montre, restée au mont-de-piété de Pampelune ! C’était un héritage de ses ancêtres, bijou précieux et d’argent véritable.

Il courait donc à toutes jambes ; mais, sans le savoir, en courant, il avait gagné mieux que la plus belle bataille, — un cœur !

Oui, elle l’aime, lui, l’ennemi de sa race ! Ô trop malheureuse oursine ! si ton vieux père connaissait ton secret, quel horrible grognement il pousserait !

Semblable au vieil Odoardo qui poignarda, par orgueil plébéien, Emilia Galotti, Atta Troll tuerait plutôt sa fille.

Il la tuerait de ses propres pattes, plutôt que de lui permettre de tomber entre les bras d’un prince.