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avaient reçu l’injonction formelle de ne plus rêver désormais, insouciantes et paresseuses, et d’entrer au service de la patrie à titre de vivandières de la nationalité germanique. Alors aussi le talent était un triste lot, car l’impuissance lâche et envieuse avait enfin trouvé, après des recherches séculaires, sa meilleure arme contre l’insolence du génie : elle venait d’inventer l’antithèse du talent et du caractère. Le public en masse accueillait avec une complaisance presque intéressée des déclamations qui se résumaient ainsi : « Les honnêtes gens sont en général de mauvais musiciens, en revanche, les bons musiciens ne sont rien moins que d’honnêtes gens, et pourtant la chose essentielle en ce monde, c’est l’honnêteté, ce n’est pas la musique. » Jamais les temps n’avaient été meilleurs pour l’ineptie vertueuse, pour les grandes convictions qui bredouillent et les nobles sentiments qui ne disent rien du tout. Le règne des justes allait commencer dans la littérature. Je me souviens d’un écrivain d’alors dont le principal mérite à ses propres yeux était d’avoir écrit pour la bonne cause sans savoir écrire ; en récompense de son style de plomb, ses compatriotes de Hambourg et de Francfort le gratifièrent d’une timbale d’honneur en argent.

Par les dieux immortels ! à cette époque il s’agissait de défendre les droits imprescriptibles de l’esprit, l’autonomie de l’art, l’indépendance souveraine de la poésie. Comme cette défense a été la grande affaire de ma vie, je l’ai perdue de vue moins que jamais dans Atta Troll. Par le fond et par la forme, ce poème était une protestation contre les plébiscites des tribuns du jour, et, dans le fait, à peine mes hommes de caractère, mes austères Romains, en connurent-ils quelques extraits, que leur bile s’en émut singulièrement. On m’accusa non seulement de tenter une réaction littéraire, mais encore de railler les plus saintes conquêtes du progrès social. Quant à la valeur esthétique de mon poème, je leur donnai, je leur donne encore aujourd’hui beau jeu. Je l’ai écrit pour mon propre plaisir, dans le genre capricieux et fantasque de cette école romantique où j’ai passé les plus charmantes années de ma jeunesse, et dont j’ai fini par rosser le maître, le pédagogue, ce pauvre Schlegel