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La nuit rend plus sombre et inhospitalière la forêt où roule, clopin-clopant, ma chaise de poste. Soudain un craquement retentit ; une roue se brise. Nous arrêtons. Voilà qui n’est pas très agréable.

Le postillon descend et court au village, je reste seul à minuit au milieu des bois. Tout autour, on entend des hurlements sauvages.

Ce sont les loups qui hurlent avec leur voix d’affamés ; leurs yeux brûlent dans les ténèbres comme des flambeaux.

Ces animaux, à coup sûr, ont eu vent de mon arrivée, et c’est en mon honneur qu’ils ont ainsi illuminé la forêt et qu’ils chantent leurs chœurs.

C’est une sérénade, j’y vois clair maintenant, ils veulent me fêter ! Aussitôt je me mets dans la posture obligée, et d’une voix émue je leur tiens ce discours :

« Frères loups ! je suis heureux d’être aujourd’hui au milieu de vous, où tant de nobles cœurs me hurlent avec amour la bienvenue.

« Ce que j’éprouve en ce doux et beau moment est inexprimable. Ah ! cette belle heure restera gravée éternellement dans mon souvenir.

« Frères loups ! jamais vous n’avez douté de moi, jamais vous n’avez laissé surprendre votre bonne foi par des renards qui vous ont dit que j’étais passé aux chiens.

« Que j’étais renégat et que bientôt je serais conseiller aulique dans le parc des moutons. Relever de pareilles calomnies était trop au-dessous de ma dignité.

« La peau de brebis que j’ai endossée quelquefois pour me réchauffer, croyez-moi, elle ne m’a jamais porté à m’extasier sur le bonheur des brebis.

« Je ne suis ni brebis, ni chien, ni conseiller aulique. Je suis resté loup. Mon cœur et mes dents sont ceux d’un loup.