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LA GRANDE FIGURE DE PIERRE

à la victoire. Ernest se leva sur la pointe de ses pieds dans l’espoir de contempler un instant l’hôte illustre ; mais une foule tellement compacte entourait les tables, dans l’espoir d’entendre les toasts, et les miliciens repoussaient si impitoyablement les importuns avec la crosse de leurs fusils, que le jeune homme, assez timide de sa nature, ne put apercevoir les traits de Sang-et-Tonnerre. Pour se consoler, il se retourna vers sa chère figure qui lui souriait comme à l’ordinaire.

Cependant, au milieu du choc des verres et du cliquetis de la vaisselle, il entendait des voix comparant la figure du héros à celle de la montagne.

— C’est la même tête, à un cheveu près, disait l’un.

— Absolument exact, disait un autre.

— Il est de fait, ajoutait un troisième, qu’il me semble voir Sang-et-Tonnerre à travers un verre grossissant. Pourquoi non ? n’est-ce pas, au bout du compte, le plus grand homme de notre siècle ?

Et les trois interlocuteurs poussèrent un hourra qui, répété par les mille voix de la foule et répercuté par les montagnes environnantes, semblait un cri proféré par la voix puissante de la Grande Figure elle-même.

Cet enthousiasme bruyant intéressait au plus haut point notre ami qui n’osait plus mettre en doute que son majestueux instituteur n’eût enfin trouvé sa contre-partie humaine. Ernest s’était imaginé, il est vrai, que ce personnage, depuis si longtemps attendu, paraîtrait sous un aspect plus pacifique, sous celui d’un sage et d’un paisible bienfaiteur de l’humanité ; mais, dans sa naïve simplicité, il se persuadait que la Providence avait pu choisir, pour accomplir son