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CONTES ÉTRANGES

mains de la nature. Si nous abandonnons ce promeneur, nous verrons venir à sa rencontre une femme encore dans la fleur de l’âge, douée d’un certain embonpoint, se dirigeant vers le temple, un livre de prières à la main. Elle a l’extérieur placide et froid d’une veuve décidée à ne pas convoler à de secondes noces. Ses regards ne sont point éteints, mais adoucis ; elle vit dans le passé, et ne changerait pour aucun plaisir cette quiète mélancolie.

Au moment où les deux promeneurs vont se rencontrer, ils lèvent instinctivement la tête, leurs mains se touchent presque, leurs regards se croisent, la foule qui les presse les maintient ainsi quelques secondes face contre face.

C’est ainsi qu’après dix années de séparation Wakefield rencontre sa femme.

Il se jette en arrière, bouscule les passants, et s’enfuit. La tranquille veuve, reprenant son pas accoutumé, se dirige vers le temple ; mais elle s’arrête sur le seuil et jette un regard inquiet vers la foule. Elle franchit cependant le portail et disparaît, pendant que notre homme, la figure bouleversée, les yeux égarés, regagne en toute hâte son logement, en ferme la porte à clef, se jette sur son lit, et, comme si toute sa vie se déroulait devant lui d’un seul coup, s’écrie d’une voix déchirante : « Malheureux Wakefield, tu es fou ! »

Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort. La singularité de sa situation, si on la compare à celle des autres hommes, pouvait bien laisser croire qu’il n’était rien moins que raisonnable. Sans motif, il s’était volontairement séparé du monde, de sa femme, de tout ce qu’il possédait librement au soleil. Seule, la vie d’un ermite pouvait se comparer à la