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Outre cela, quand un libraire de Paris veut se débarrasser promptement d’un plat ouvrage, n’a-t-il pas la ressource de la province ? Ce qui n’a pas été goûté dans la capitale peut fort bien servir à amuser les habitants d’Arras ou de Quimper-Corentin.

On sait encore que les marchandises prohibées sont ordinairement celles qu’on recherche avec le plus de fureur. Où fabrique-t-on de plus magnifiques étoffes qu’en France ? Cependant on leur préfère quelquefois celles qui viennent des pays étrangers, quoique ces dernières n’aient ni la bonté ni l’éclat des ouvrages qui sortent de nos manufactures. Tel est le génie de l’homme, et particulièrement du Français. Nitimur in vetitum. C’est surtout à l’égard des livres qu’on a lieu de remarquer une si singulière manie. Il suffit qu’un ouvrage soit supprimé pour que tout le monde ait envie de l’avoir. L’École de l’Homme est recherchée avec plus d’empressement que les Caractères de Théophraste, de M. de la Bruyère. À peine l’arrêt de suppression a-t-il paru qu’on s’informe partout où se vend le livre qu’on vient de flétrir. On s’adresse au colporteur. Celui-ci n’a garde de se rendre aux premières instances ; il faut bien des assurances de discrétion pour lui arracher son secret ; enfin l’officieux suppôt de la littérature se laisse gagner, et il vend fort cher un livre qu’on aurait eu à fort bon marché quelques jours auparavant. Quelquefois les ouvrages qu’un colporteur vous propose d’un air mystérieux ne sont rien moins que proscrits : il est vrai qu’ils mériteraient de l’être, si on leur rendait justice ; mais, malheureusement, en France, il n’y a point de lois qui défendent d’ennuyer le public. Quand bien même un auteur pourrait obtenir une approbation pour son ouvrage, il prendra bien garde de la demander : un livre qu’on suppose avoir été imprimé à Berlin ou à La Haye se vend bien mieux que si on le voyait muni d’un privilége du roi.

Tout ce que je viens de dire sur la manière dont on s’y prend pour se défaire des plus mauvais livres ne regarde que les petites brochures. On ne se débarrasse pas si aisément des in-folio ; il y a cependant des moyens pour se délivrer de cette lourde marchandise. N’a-t-on pas la voie des souscriptions ? D’ailleurs combien de gens aujourd’hui qui veulent avoir une bibliothèque pour