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CONTRE-PRÉDICTION
AU SUJET DE LA NOUVELLE HÉLOÏSE
Roman de M. Rousseau, de Genève


En ce temps-là, il sortira des bords du lac de Genève un jeune homme sage et vertueux, qui voyagera chez le peuple le plus éclairé de l’univers. Après avoir longtemps étudié, examiné les mœurs de ce peuple, il lui dira : Vous êtes savant, mais corrompu. C’est la société qui a commencé le mal ; les arts, les sciences l’achèveront et peu de personnes le croiront, parce que le mal a déjà des racines très-profondes.

Et il leur dira : Je suis venu vivre parmi vous pour m’instruire, et j’ai été fâché de voir la corruption de votre société.

Et il dira encore : On est beaucoup plus vertueux dans le pays où je suis né, et je compte aussi retourner parmi les miens.

Et il écrira que les sauvages sont moins corrompus que les peuples des grandes villes ; que les vices augmentent à mesure que la société s’agrandit ; que les arts et les sciences favorisent les progrès du vice, et il aura raison.

Et il soutiendra que le théâtre est une mauvaise école pour former les mœurs ; et les partisans du théâtre lui donneront tort, et ils trouveront extraordinaire qu’il ait fait un opéra.

Et il dira que la compagnie des grands est dangereuse ; et cependant il fréquentera quelques grands, et on trouvera encore cela extraordinaire.

Et il fera un livre pour dire que nous n’avons point de bonne musique, et les musiciens, courroucés contre lui, ne pourront lui répondre que par des injures.

Et il dira aussi que les peuples qui ont des mœurs ne lisent pas des romans, et il ne fera point de romans, mais un livre de mœurs, auquel il donnera la forme d’un roman pour le faire passer : c’est ainsi qu’on frotte de miel les bords d’un vase, pour en faire avaler la liqueur amère.