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les demi-civilisés

loi. Je veux une chaire à l’université, et l’on m’apprend que la chaire est incompatible avec mon indépendance d’esprit. Je vais, ce matin, offrir mes services à un journal, je présente cet article, et on me dit que ma prose déclencherait une campagne de désabonnement.

— Si j’en parlais à mon père…

— Votre père me proposera un commerce quelconque. Autant me laisser crever.

— Enfin que voulez-vous ?

— Je ne veux rien devoir à personne. Travailler suivant mes goûts, suivant ma nature, puis, un beau soir, recevoir d’une jolie femme un baiser fait d’ivresse et de gloire conquise.

— Le travail, l’indépendance, la gloire et puis l’amour, c’est beaucoup à la fois. Ce serait trop beau. Grand enfant ! Précisez votre idée, voulez-vous ? Faites-le pour moi, ne fût-ce que pour satisfaire mon caprice.

— Voici : depuis tout à l’heure, depuis que j’ai appris brutalement qu’il me serait impossible de vivre en cette ville sans abdiquer le meilleur de moi-même, sans amoindrir ce que j’aime le mieux en mon être, sans contrefaire moralement les boiteux, les paralytiques, les goutteux et les culs-de-jatte, tous les infirmes du crétinisme régnant, il me prend une envie folle de ne plus rien demander à personne, afin que, livré à mes seules forces, je puisse démolir ce que je voudrai, bâtir ce que je voudrai, adorer ce que je voudrai, bref, enrichir et prodiguer ma personnalité, la mienne, la vraie, la seule qui