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les demi-civilisés

vis ma route et arrivai devant un magasin très bas, très long et très étroit — touchant symbole ! — d’où sortaient une foule de personnes chétives, qui emportaient avec elles des fioles coloriées et scellées de timbres officiels.

Je hélai un passant et lui demandai ce que signifiait cette sinistre procession.

— Ce n’est pas une sinistre procession, répondit-il, mais le pèlerinage quotidien de la population aux sources de la pensée humaine. L’immeuble que voici appartient à un monopole qui jouit du privilège exclusif de vendre en bouteilles l’esprit pur. Une loi renforcée par des sanctions sévères prohibe absolument l’usage de produits intellectuels autres que ceux-là.

— Quels moyens prend-on pour prévenir la fraude ? Vous ne craignez pas la contrebande de la pensée ?

— Les bootleggers de l’intelligence s’exposent à des peines sévères, en ce monde et dans l’autre. Ils sont rares. Aussitôt qu’une intoxication par l’idée ou par l’influence d’un homme de génie se manifeste quelque part, nos espions nous renseignent et nous administrons aux coupables un astringent qui guérit le cerveau de toute tentative de création.

— Dans ce cas, répliquai-je doucement, je me rends compte pourquoi toutes ces faces qui défilent ici sont empreintes d’un crétinisme puant et incurable.

À ces mots, le quidam bondit de colère et fit signe à