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les demi-civilisés

Dorothée nous tourna les talons, pour aller rejoindre M. Meunier qui sortait, frais rasé, du salon de coiffure du Château Frontenac.

— Cette famille est-elle intéressante ? demandai-je à Joly.

— La fille l’est : sûrement, comme tu vois. Quant au père, c’est un ancien courtier en mines qui fut tout et rien, et qui mène un train de vie… Le veinard ! il s’est retiré des affaires juste à temps pour éviter le krach de la Bourse et la cour d’assises, après avoir ruiné un tas de petites fortunes. Sa maison, rue des Bernières, est un vrai château. Il faut voir le luxe bizarre qui s’y étale : lustres en fer forgé, chambres de bain en marbre, portes sculptées, cave pleine de champagne, une douzaine de domestiques. Une histoire typique que celle du père Luc Meunier. Fils d’un artisan, il quitte l’école à douze ans ; il est chasseur d’hôtel à treize, garçon de table à seize, chauffeur d’automobile à dix-huit, contrebandier à vingt. Pendant cinq ans, il transporte de l’alcool de Saint-Pierre à Québec ou vers divers ports du Saint-Laurent, toujours protégé par le hasard qui lui évite les détectives, les bateaux de chasse du gouvernement et les trahisons des concurrents. De simple manœuvre à bord d’un yacht, il devient pilote, puis capitaine, puis patron. Il quitte le métier assez riche pour ouvrir un bureau de courtage et amasser des millions en quinze ans.

Le voici riche, admiré, redouté. Il a fait des dons gé-