Je raconte ceci pour bien montrer que mon individualisme est le produit de ma nature et non de ma volonté, car j’ai plus de caractère que de volonté.
Ma carrière d’adulte débuta par des études de droit à l’université. Rien de remarquable dans cet épisode de ma vie, si ce n’est l’amitié qui me liait à un avocat de Québec, Jean Vernier, homme intelligent et judicieux, ami d’enfance de mon père. Quelques jours avant mes examens au Barreau, il me fit, de la carrière où j’allais entrer, le tableau d’un pessimiste.
— On va nous jeter encore cinquante nouveaux avocats dans les jambes. Rien que dans notre petite ville, cent et plus vivent de leurs dettes. Ne pouvant subsister de la fiente que leur abandonnent sur le marché légal trois ou quatre grandes études absorbant tout, ils doivent mendier la clientèle avec une âpreté voisine du désespoir. Je vois le jour où ces faméliques mangeront les pages de leur code pour remplir leurs boyaux vides.
— Pourtant, lui dis-je, je me sens le courage de me faire une place dans ce champ surpeuplé. J’y puis jouer des coudes avec une certaine vigueur. On m’a toujours dit que, dans la foule des faibles, le plus fort finit bien par percer.
— Je le sais, mais tu peux faire mieux ailleurs.
— Et vous, n’avez-vous pas gagné fortune et considération dans le droit ?
— C’est justement le point où je voulais venir. Il y a vingt-cinq ans, j’étais comme toi. Muni d’un prix du