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les demi-civilisés

chantiers, les humains m’apparaissaient comme des troupeaux sombres, et je croyais assister à l’évacuation d’immenses fermes d’élevage.

Parmi ces laideurs de la masse puante, cloaque bouillonnant de plaisirs, de vices, de sourdes résignations, de désespoirs et de souffrances, je rencontrai un jour mon premier amour, et il me sembla que c’était une fleur de marais jaillie miraculeusement des eaux bourbeuses vers la pureté de la lumière ; une blonde de quinze ans aux longs cheveux bouclés encadrant de reflets cuivrés un regard bleu ; une taille comme celle des grands félins sauvages ; de petits seins fermes sur une poitrine d’enfant faite femme. Un gamin avec qui j’avais noué connaissance, la veille, me l’avait présentée : c’était sa sœur. Elle s’appelait Maria. Elle m’avait tendu la main, et, lui offrant maladroitement la mienne, j’avais reçu comme un choc au cœur en touchant ses doigts effilés, doigts fins et doux, si différents de ceux de mes payses habituées à remuer la terre des potagers. Avec la plus grand aisance du monde, elle me demanda mon nom, mon âge, mon occupation. Je lui répondis stupidement par un oui, par un non, et je me sentis ridicule et malheureux.

Des semaines durant, je me plantai quotidiennement sur le trottoir pour la voir passer. Je la saluais. Elle me souriait. Je ne lui parlais jamais. Mais ma pensée la suivait nuit et jour. Je me disais à tout instant que le bonheur était en elle, rien qu’en elle, et que ma vie