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les demi-civilisés

mener avec une autre femme que ta mère ? Et le père Savard, notre voisin, l’imagines-tu roulant carrosse, en cachette, avec une donzelle ?

Non, je n’imaginais pas pareille chose. Rien qu’à y songer, je souriais. Les Savard ! L’homme, âgé d’environ quarante-cinq ans, travaillait du lever au coucher du soleil pour nourrir une famille de quinze enfants. Au petit jour, il rôdait déjà autour des bâtiments, soignant chevaux, vaches, moutons, poulets, cochons. Au temps des labours et des semailles, son activité devenait incroyable. Aidé de ses deux fils aînés, il déchirait le sein de la terre, semait le mil ou le grain, visitait les pâturages, faisait le potager, réparait les clôtures et morigénait tout le monde. Sa grande maison à toit pointu ne respirait que propreté, vertu et tranquillité. La mère encore jeune, malgré ses maternités annuelles, souriait et chantait tout le jour. On disait qu’elle avait été, dans son temps, la plus belle fille du canton. Il fallait bien le croire, quand on regardait son aînée, charmante enfant dont les joues rouges, les yeux clairs et vifs, les membres bien faits et la ferme démarche émoustillaient déjà les gars du village. Non, le père Savard n’avait pu se balader avec des donzelles. Cela ne se concevait pas. Il n’en avait ni le temps ni le désir, et, l’eût-il voulu, pensais-je, qu’une femme comme Marthe n’aurait pas trouvé là « son genre. »

Inconsciemment, la comparaison se faisait en moi, entre l’élégance et le raffinement des citadins, et