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les demi-civilisés

liberté. J’y ai puisé en même temps le respect des vertus qui fleurissaient ici, chez ces hommes et ces femmes si vrais, si simples et si logiques.

Mon aïeul avait quatre filles et cinq gars. Il portait sans se plaindre le fardeau de la vie. Il était de race. Il savait qu’il faut se résigner, travailler, aimer, se multiplier, se voir abandonné, puis mourir, inconnu de tous, sombrer dans l’effacement final, sans laisser d’autres traces que des enfants qui oublieraient vite et seraient oubliés à leur tour.

Toute la nation repose sur ces obscurs qui ont été presque les seuls à vraiment souffrir pour la sauver. Ce qu’ils ont fait, eux, ils ne l’ont pas crié sur les toits, ils ne l’ont ni publié ni hurlé dans les parlements : ils l’ont fait par devoir, sans espoir de récompense humaine. Abandonnés, à la conquête, ils ont continué à labourer et à engendrer sans se soucier des nouveaux maîtres. Puis ils ont fait ce qu’on leur disait de faire. Ils n’ont pas maugréé ; ils ont tout accepté, les yeux fermés, tout subi, tout enduré. Ils sont pourtant restés fiers, intelligents, originaux, raisonnables et personnels. Il me semble que notre paysannerie est la plus civilisée qui soit au monde. Elle est la base sur laquelle nous bâtissons sans cesse. Ce n’est pas chez elle qu’on trouve la plaie des demi-civilisés : c’est dans notre élite même.

Lucien me regarda droit dans les yeux et dit :

— C’est le mot juste, Max : des demi-civilisés. Trois éléments forment notre triangle social : le paysan à la