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les demi-civilisés

après bientôt vingt ans, j’imaginais le parfum d’herbes aromatiques. Quatre belles filles et cinq grands gars, mangeant ferme, parlaient de la récolte ou du troupeau de dindons. Dans un coin de droite, près de la fenêtre, c’était la huche avec son odeur de pâte et de levain. À l’angle opposé, je m’étais souvent amusé à regarder l’aînée filant de la laine. Certains jours, le rouet disparaissait pour faire place à la machine à ourdir. Près de là, un métier à tisser, au solide bâti, pour fabriquer les lourdes et chaudes étoffes du pays. Tout autour, les chambres à coucher. La première dans laquelle je pénétrai contenait un vieux lit sans sommier, et je reconnus la pauvre couche funéraire de mon père mort là, en ma présence, à l’âge de trente-trois ans. Au moment d’expirer, ses grands yeux, déjà remplis par la vision de la mort, s’étaient tournés vers moi — je m’en souvenais comme d’hier — avec l’air de dire : « Petit, mon cher petit, je ne te laisse rien que la vie. Fais-en bon usage. Je veillerai sur toi ! » Je crois en effet qu’il a veillé sur son fils du fond de son immortalité : il m’aimait tant ! Dans la chambre voisine, l’aïeul et sa femme couchaient. C’est là qu’ils avaient aimé, engendré, conçu, là qu’étaient nés tous ceux que j’avais chéris et qui m’avaient comblé de caresses. Plus loin, veillait et dormait, dans ce temps-là, une nonagénaire qui trimait tout le jour… Presque tous ces gens étaient morts. Enfin, à l’autre extrémité, le salon, pièce scrupuleusement fermée trois cents jours par an, couverte de beaux