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les demi-civilisés

— Bah ! Il s’agit de ne pas se décourager. On n’est vraiment vaincu que le jour où l’on croit l’être.

— Je me sens battu sur toute la ligne : battu dans ma vie amoureuse, battu dans ma vie intellectuelle, battu dans ma vie matérielle même. Avec quoi veux-tu que je lutte, désarmé comme je suis ? Je m’étais donné pour mission de rendre respirable, sur cette terre que j’aime entre toutes, l’atmosphère spirituelle, et on a trouvé moyen de nous asphyxier. Je ne concevais pas la formation d’une personnalité sans indépendance. L’indépendance ! Vain mot ! On dépend toujours de son milieu. Je me demande si nous n’avons pas fait un songe et si nous ne sommes pas tout simplement au pied de l’échelle de Jacob ou dans les bras des moulins à vent. Don Quichotte avait autant raison que nous, le pauvre Quichotte !

Nous fûmes cinq minutes sans parler, accablés tous deux non par la défaite, mais par la fuite de notre idéal même. Lucien rompit le silence :

— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tant de misères intellectuelles et morales nous environnent, pourquoi la formation de l’élite est si lente chez nous, pourquoi notre bourgeoisie, qui nous tient lieu d’autocratie, a acquis si vite la décrépitude et les vices des vieilles civilisations, sans en assimiler la science, l’art, la pensée et la tolérance ?

— Et toi, qu’en dis-tu ?