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les demi-civilisés

La lutte, la vraie lutte pour la vie, commençait pour moi. On s’était attaqué personnellement à Lillois, mais on savait qu’il travaillait sous ma direction. On me tenait responsable. Je portais sans la nier cette responsabilité, je la chérissais d’autant plus qu’elle me coûtait cher. Nos meilleurs annonceurs, vivant d’une clientèle chatouilleuse, nous retirèrent leurs annonces. D’où perte irréparable de revenus.

Quelques consolations restaient au paria que j’étais devenu. Trois mille lettres s’accumulèrent en quelques jours sur mon pupitre. Jeunes gens, jeunes filles, hommes et femmes de tout âge et de toute condition, m’adressaient l’expression de leurs regrets et me suppliaient de tenir bon.

Ces témoignages ne nous rendaient pas les biens perdus. Ils nous réconfortaient en nous révélant l’existence, dans le foyer de colonialisme intellectuel où nous vivions, de quelques milliers d’êtres plus forts, plus francs et plus courageux, à qui l’ambiance n’avait pas réussi à enlever les qualités qui font aimer l’humanité. Pouvions-nous demander plus ? On ne saurait espérer qu’une société à laquelle on a imposé une sorte de castration morale et une vie enfantine, abandonne du jour au lendemain ses préventions ou ses terreurs.

Lillois, qui voulait démissionner, à la suite de son article, et dont j’avais énergiquement empêché le départ, causait spirituellement de notre aventure.

— Nous avons, disait-il, servi l’art, les lettres, l’histoi-