Page:Harvey - Les demi-civilisés, 1934.djvu/176

Cette page a été validée par deux contributeurs.
172
les demi-civilisés

Tous deux passèrent ainsi. La stature et le magnétisme de Lucien avaient conjuré l’orage. Les gendarmes qui arrivaient à grand bruit de klaxons, nettoyèrent la place. On trouva sans connaissance sur la chaussée le jeune homme assommé par mon brave ami. On reconnut celui-là même qu’un illuminé avait envoyé, un jour, à la devanture d’un théâtre, pour y lacérer à coups de couteau des affiches sur lesquelles une femme décolletée se permettait d’embrasser un cheval.

L’épreuve n’était pas terminée. De tous les coins de la ville et de la province, on nous renvoyait le « Vingtième Siècle » avec ce mot sec : « Refusé ». Des universitaires, des médecins, des avocats, des ingénieurs, dont nous connaissions les idées conformes aux nôtres, se délivraient du papier compromettant. Ils craignaient pour leur chaire ou leur clientèle. À la campagne, c’était pis. Pas un villageois ne voulut se risquer, à cause des indiscrétions des voisins, à héberger la revue diabolique. Tous les députés nous la retournaient en s’excusant de ne pouvoir la garder, vu les élections prochaines.

Quand parut le numéro suivant, les maîtres de postes de diverses municipalités, sur l’ordre de certains chefs, refusèrent de livrer notre périodique. On nous le retourna par ballots non déficelés.

Nous gardâmes à peine cinq mille fidèles, les plus cultivés et les plus pauvres. Les plus influents et les plus riches nous avaient lâchés.